Livre de Timothée Parrique sur la décroissance, la sortie du Capitalisme et la Crise écologique politique et sociale
Highlights
Le découplage : une fake news
l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge écologique est une illusion, et cela pour au moins cinq raisons : on ne parle que de carbone ; on ne comptabilise pas les importations ; le découplage n’est souvent que temporaire ; les ordres de grandeur sont loin d’être suffisants ; et on ne prend pas en compte le fait que ce verdissement est partiellement expliqué par des faibles taux de croissance du PIB.
Un découplage improbable
« Vous montrerez comment l’innovation peut être une solution aux limites écologiques de la croissance économique. » Voilà le sujet de dissertation de l’épreuve de sciences économiques et sociales du baccalauréat de 2021. Véritable carte joker des défenseurs du découplage, la technologie vient souvent clore le débat : le découplage sera rendu possible par le progrès technique
Un découplage improbable
Mais pour que cela soit vrai, il faudrait que ce progrès privilégie les éco-innovations, que ces innovations remplacent l’infrastructure polluante, et que tout cela se fasse à une vitesse suffisamment rapide.
Un découplage improbable
Ce qui importe, c’est donc l’éco-innovation, celle qui minimise l’usage des ressources. Quelle est l’ampleur de ces innovations ? Difficile à dire. Une étude de 2016 a épluché les brevets déposés par les entreprises automobiles de 80 pays entre 1978 et 2005131. Distinguant les « innovations vertes » (favorisant le développement des voitures électriques) des « innovations polluantes » (favorisant le développement des moteurs à combustion), ils montrent que le nombre de brevets polluants a toujours été supérieur au nombre de brevets verts. Même en 2005, là où la différence était la plus faible, il y avait deux fois plus de brevets polluants que de brevets verts
Un découplage improbable
Si j’achète un SUV en 2022, celui-ci restera en circulation jusqu’en 2037. L’urgence de l’action écologique se compte en années, pas en décennies – il n’est donc pas possible d’attendre paisiblement que les infrastructures polluantes atteignent la fin de leur vie.
Un découplage improbable
Développer les énergies renouvelables est loin d’être suffisant pour freiner l’impact des énergies fossiles. Dans le passé, nous n’avons pas beaucoup substitué mais plutôt ajouté des nouvelles sources d’énergie13
Un découplage improbable
Ce que l’on décrit souvent comme une « transition » énergétique ressemble plus à un empilement des formes d’énergies fossiles, nucléaires et renouvelables.
Un découplage improbable
Et même si l’on décidait de décarboner l’intégralité du mix énergétique mondial, ce processus prendrait un certain temps. En France, il s’écoule entre sept et neuf ans entre la décision d’installer un parc d’éoliennes et son entrée en fonctionnement, un délai qui atteint même une quinzaine d’années pour une centrale nucléaire135. Pour rappel : le dernier budget carbone à 1,5 °C annoncé par le GIEC sera écoulé en 11 ans, si les taux d’émissions de 2021 restent stables.
Un découplage improbable
L’empilement technologique ne concerne pas seulement l’énergie. Les ordinateurs n’ont pas permis la dématérialisation : nous utilisons maintenant les ordinateurs en plus du papier. L’essor du caoutchouc synthétique après la Seconde Guerre mondiale n’a pas empêché la production et la consommation de caoutchouc naturel d’augmenter régulièrement tout au long du siècle. De même, l’explosion des fibres synthétiques comme le polyester et le nylon n’a pas remplacé la production de fibres naturelles ; alors que la production mondiale annuelle de fibres synthétiques est passée de moins de 2 Mt en 1950 à plus de 60 Mt aujourd’hui, la production de fibres naturelles a plus que triplé, passant de moins de 10 à environ 30 Mt138
Un découplage improbable
S’appuyer uniquement sur la technologie pour atténuer le changement climatique implique des taux extrêmes d’éco-innovation qui n’ont jamais été observés dans le passé – un pari risqué.
Un découplage improbable
L’aviation commerciale, par exemple140. Depuis les années 1970, l’intensité énergétique, c’est-à-dire la quantité d’énergie consommée par passager-kilomètre, a diminué de 80 %. Mais cela n’a pas suffi à faire baisser les émissions du secteur car ces gains d’efficacité ont été plus que compensés par une hausse de 1 236 % du trafic sur la même période. En fin de compte, l’empreinte de l’aviation a triplé en cinquante ans, et cela malgré le progrès technique.
La sphère de la reproduction
En économie féministe, on appelle ça les forces reproductives149. La sphère de la reproduction comprend toutes ces choses qui contribuent au soin, à l’entretien, au renouvellement, et à l’amélioration de notre capacité de travail, et plus généralement au bon fonctionnement de la vie sociale
La sphère de la reproduction
Elle inclut notamment les tâches domestiques, l’entraide au sein d’une famille ou entre proches, mais aussi la réciprocité, le travail informel, le bénévolat, l’engagement associatif et militant, et de manière générale, toutes ces petites actions qui accommodent le vivre ensemble.
La sphère de la reproduction
On a d’un côté des éléments courts et récurrents qui reproduisent la force de travail, comme se nourrir, se loger, se soigner, se vêtir, et tous les autres actes quotidiens qui nous maintiennent en vie, et de l’autre, les éléments longs qui ont à voir avec l’éducation, la culture, la sécurité, et la qualité de notre environnement150.
La sphère de la reproduction
La sphère de la reproduction est d’ailleurs bien plus vaste que celle de la production. La journée moyenne des Français est composée de 2 h 32 d’activités professionnelles et 40 minutes d’études, 3 h 31 d’activités domestiques, 12 h 14 d’activités personnelles et de récupération (dont 8 h 29 de sommeil), et 5 h 03 de loisir151. Le Français moyen ne passe donc seulement que 10 % de sa journée à travailler.
La sphère de la reproduction
Si on exclut de cette moyenne les étudiants, les chômeurs, et les retraités, pour se concentrer sur les gens en emploi, on arrive à 4 h 10 par jour en moyenne pour les femmes et 5 h 19 pour les hommes, soit seulement 17 % et 22 % d’une journée entière.
La sphère de la reproduction
Les femmes en emploi dédient 3 h 43 par jour aux activités domestiques (les hommes en emploi seulement 2 h 12) et près de 11 h 47 pour récupérer (sommeil inclus), un chiffre proche de celui des hommes. Le travail domestique, selon un calcul de 2010, représenterait entre une à deux fois le temps de travail rémunéré, soit entre un et deux tiers du PIB selon le salaire qu’on lui attribuerait152.
La sphère de la reproduction
Le postulat de base de ce chapitre est le suivant : ceux qui produisent sont eux-mêmes produits. Par exemple, pour que la boulangère puisse faire du pain, il lui faut une recette, des ingrédients, un four, et de l’énergie (les facteurs de production), mais aussi de la confiance en soi, un corps reposé et en bonne santé, une humeur équilibrée, et un environnement sain (les facteurs de reproduction)
La sphère de la reproduction
Une boulangère dépressive serait aussi incapable de produire une baguette qu’une boulangère sans four ni farine. Autrement dit : toute activité économique s’appuie sur une activité extra-économique.
Le budget temps de l’économie
Voilà notre budget temps total. Il faut d’abord le répartir entre l’économie et le reste : combien de temps faut-il pour produire les choses qui nous permettent de satisfaire nos besoins (versus le temps qu’on préférerait passer en loisirs) ? Ensuite, au sein de l’économie, il faudra choisir combien d’heures dédier aux productions marchandes et aux autres formes de production. Et finalement, au sein même de l’économie marchande, il faudra répartir les heures de production disponibles entre différents biens et services. L’idée d’une croissance économique sans fin suggère que toutes ces activités peuvent augmenter en même temps, mais c’est faux. L’activité économique peut gagner en efficience mais ne pourra jamais s’affranchir complètement de la contrainte que représente son budget temps.
Le fantasme magique de l’innovation
Le facteur de production « travail » dépend du facteur de reproduction « repos ». Si je travaille 1,5 fois plus longtemps et que je produis deux fois plus parce que je suis mieux reposé, le résidu de 0,5 n’est pas du progrès technique, c’est du temps de repos.
Le fantasme magique de l’innovation
Autre exemple, cette fois-ci en ajoutant l’aspect écologique : supposons que les récoltes agricoles augmentent suite à un afflux d’insectes pollinisateurs et de micro-organismes dans les sols. Les rendements agricoles augmenteront donc à nombre de fermiers et de tracteurs constant. Est-ce vraiment du progrès technique ? Pas vraiment, c’est simplement l’augmentation d’un facteur de production qui n’était pas pris en compte par la comptabilité nationale. Mais les insectes et organismes étant eux-mêmes produits par la nature, le facteur de production « capital » dépend du facteur de reproduction « régénération de la fertilité du sol » et « service de pollinisation »
Le « progrès technique » nous fait-il vraiment gagner du temps ?
pour savoir si l’usage de la voiture nous permet collectivement de gagner du temps, il faudrait aussi inclure le temps de travail à travers tout le cycle de vie du produit : le temps passé à extraire les minerais, à les transporter, à produire le véhicule, à le vendre, et à le recycler, ainsi que toutes les heures de travail nécessaires pour maintenir l’infrastructure sociale soutenant ces activités. Ajoutons également le temps passé à extraire l’énergie pour le faire fonctionner et à construire l’infrastructure permettant son utilisation (les routes, les stations-services, les garages, etc.). Il faudrait aussi inclure le temps perdu à cause des « externalités négatives » générées par cette production : les heures supplémentaires passées à cultiver des terres rendues moins fertiles par le réchauffement climatique, à traiter les maladies des personnes affectées par la pollution de l’air, les accidents de la route, etc.
Le « progrès technique » nous fait-il vraiment gagner du temps ?
vendre
Les moteurs de la croissance
Dans une société où tout s’achète, il est normal de vouloir gagner plus.
Les moteurs de la croissance
les gouvernements sont en quête active de croissance économique. Les justifications sont nombreuses : éradiquer la pauvreté, faire baisser le chômage, réduire les inégalités, rembourser la dette, ou maintenir le bien-être (même si le lien entre la croissance et ces objectifs reste à prouver – ce sera l’objet du chapitre 4), ou bien simplement « améliorer l’attractivité du pays ».
Note
Lesquelles de ces raisons sont réelles ?
Les moteurs de la croissance
La croissance économique dans une économie de marché dépend de ces trois éléments : des consommateurs disposés à acheter toujours plus, des entreprises disposées à vendre toujours plus, et un gouvernement qui soutient l’ensemble de ce processus
Les moteurs de la croissance
Plus les entreprises sont productivistes, plus elles engageront des stratégies de marketing agressives, incitant à l’achat ; plus les consommateurs sont dépendants des entreprises pour satisfaire leurs besoins, plus les entreprises gagnent en pouvoir ; et plus les entreprises sont puissantes, plus elles peuvent faire pression sur les pouvoirs publics. En ce sens, la croissance est donc un élément structurel du capitalisme d’aujourd’hui, le résultat macroéconomique par défaut d’un système économique où chaque acteur s’efforce inlassablement de toujours gagner plus.
L’idéologie de la croissance
La croissance n’est pas seulement un phénomène réel, c’est aussi une obsession collective. En témoigne l’omniprésence du PIB dans les discussions sur la santé, l’écologie, l’éducation, et la culture. Sans croissance, impossible d’investir dans l’hôpital ou l’école
Note
Soi-disant
L’idéologie de la croissance
qui fait croître est désirable, et le reste se voit relégué au domaine de l’impensable. D’où la réticence des économistes vis-à-vis de la décroissance, « une utopie dangereuse » selon Bruno Le Maire, car elle viendrait menacer la santé de l’économie31.
L’idéologie de la croissance
La croissance comme grand récit est un développement récent. Retraçant l’utilisation du terme « croissance économique » au cours de la période 1890-1960, l’historien Daniel Hirschman note que les discussions sur le sujet n’ont émergé qu’après la Seconde Guerre mondiale34. Même après que le concept de « revenu national » s’est imposé dans les années 1940, la préoccupation principale restait la stabilité de l’économie et non sa croissance. Il a fallu attendre les années 1950 pour voir apparaître cette préoccupation nouvelle
L’idéologie de la croissance
La nouveauté n’était pas le désir d’augmenter la richesse d’un pays (un objectif vieux comme le monde), mais la façon dont on venait la mesurer et l’accent mis sur la vitesse de son accumulation. Il fallait non seulement plus, mais de plus en plus vite. Et il fallait que ce surplus soit réinvesti pour pouvoir devenir un sur-surplus, et ainsi de suite, créant dès lors une dynamique d’accumulation systémique.
L’idéologie de la croissance
Dès lors, l’accumulation devenait une obligation, et donc l’utilisation de chaque ressource se devait d’être optimale. C’est la logique du « penser profit » chère aux traders, mais appliquée à l’ensemble de l’économie36. C’est là qu’est née l’idéologie de la croissance comme une forme de monomanie monétaire, un économisme.
L’idéologie de la croissance
L’économisme est cette vision du monde qui applique les cadres de l’analyse économique contemporaine – c’est-à-dire néoclassique, capitaliste, et néolibérale – au réel. Une obsession pour l’économie, la primauté du monétaire sur tout le reste : chaque activité humaine devient alors soumise à un calcul coûts-bénéfices. L’économie est devenue l’inconscient de nos sociétés modernes37
L’idéologie de la croissance
Chaque problème, qu’il soit social, culturel, politique, ou écologique, devient subordonné à la volonté du marché. Lutter contre le réchauffement climatique est-il rentable ? Avons-nous un intérêt financier à confiner ? Y a-t-il assez d’emplois en France pour pouvoir accueillir des réfugiés ? L’économie en mode croissance-à-tout-prix impose alors une « tyrannie de la valeur monétaire », « le mépris de toute chose qui n’est pas l’argent »38.
L’idéologie de la croissance
On pourrait dire que c’est l’économie qui devient religion39 ; le culte d’une entité abstraite, « un monstre mythologique40 » à qui on confère une réalité et un pouvoir
L’idéologie de la croissance
On ne pourrait pas augmenter les dépenses publiques, il paraît, car les marchés ne le permettraient pas. C’est une dépolitisation de l’économie, dès lors naturalisée comme indépendante de la volonté de ses participants. L’économie est divine et elle veut croître. Nous faisons aujourd’hui face à une « idolâtrie de la croissance41 », selon les mots de Rowan Williams, ancien archevêque de Canterbury. Un PIB en augmentation est considéré comme du bon sens, un état de fait naturel, inévitable, intemporel, et universel – une véritable « mystique de la croissance42 » qui devient le grand récit de nos sociétés modernes, la définition même du progrès et le sens de l’histoire. C’est un esprit de la croissance
L’idéologie de la croissance
Au cœur de cette obsession généralisée pour la croissance : la croyance qu’il n’y a jamais assez, et que chaque richesse accumulée devrait être réinvestie dans un nouveau cycle de production. C’est un productivisme sans limite et sans destination – « jusqu’à l’infini… et au-delà ! » Les pays, les entreprises, et les individus ne cherchent pas à atteindre des seuils de suffisance, mais bien à rester sur un chemin ascendant de cumul.
L’idéologie de la croissance
Tout sens de la mesure, de la sobriété, de la suffisance, et de la modération devient antimoderne, comme des coutumes archaïques dont il faudrait nous libérer.
L’idéologie de la croissance
Plus, c’est toujours mieux. Jamais un individu ne se plaint de s’être enrichi, une entreprise ne proteste contre l’augmentation de ses profits, et un pays n’annonce avec tristesse une hausse de son PIB.
L’idéologie de la croissance
Dans une économie capitaliste, il sera bien difficile de ne pas agir en homo œconomicus, de ne pas calculer, de ne pas rationaliser et de ne pas participer, d’une façon ou d’une autre, à la course au profit, tant les structures, infrastructures et institutions qui nous entourent sont faites pour cela46. » Faire preuve de simplicité volontaire dans une économie organisée autour de la croissance est aussi difficile que de jouer à Grand Theft Auto (GTA) sans commettre de crime.
L’idéologie de la croissance
Le psychologue Harald Welzer décrit la croissance économique comme « l’infrastructure mentale » de nos sociétés modernes47. Cette obsession pénètre nos façons de penser et de ressentir, imprègne nos désirs, nos espoirs et nos valeurs, et façonne nos identités et nos attitudes
L’idéologie de la croissance
Vous vous sentez pressé ce matin, coupable d’être resté quelques minutes de plus au lit ? Vous vous en voulez d’avoir dit non à l’afterwork avec vos collègues ? Vous culpabilisez d’aller chercher vos enfants à l’étude à 18 h alors que vos collègues sont encore au bureau ? Vous avez honte de traîner simplement sur votre canapé, “à ne rien faire” ? C’est que le monde du travail capitaliste nous fait intérioriser ses impératifs productivistes, à son avantage49. »
L’idéologie de la croissance
Notre obsession pour la croissance est telle qu’elle en vient à dissoudre le temps. Dans l’espace-temps du capitalisme moderne, on ne trouve pas des heures et des années mais des euros. Dans cette société PIBisée, le présent est défini par un niveau de richesse, le passé considéré comme sa réduction et le futur comme son augmentation. Perdre de l’argent, c’est reculer ; s’enrichir, c’est avancer.
L’idéologie de la croissance
Le temps devient même littéralement de l’argent. Chaque heure passée à s’occuper de ses enfants, à jouer aux échecs, à s’informer, à voter, etc. porte un coût d’opportunité économique : combien aurais-je gagné si j’avais travaillé au lieu de laisser « paresser » mes facteurs de production ? La mentalité économique s’immisce ainsi dans toute relation sociale et écologique, le monde devenant alors une usine géante où toute chose devient un facteur de production potentiel.
L’idéologie de la croissance
En clair, sur le Tinder de la dette publique, il faut renvoyer l’image d’un État dont le PIB augmente et qui fait tout pour que cela continue51 ». Les pays au PIB stagnant deviennent des sortes d’intouchables alors que ceux qui croissent sont encensés comme des miracles économiques, l’équivalent macroéconomique de ces fameuses « licornes » dont on ne sait rien si ce n’est leur haute valorisation boursière.
L’idéologie de la croissance
Avec un PIB en baisse pendant plusieurs mois, une économie rentre alors en « dépression », un terme qui en dit long sur l’angoisse que nos sociétés ressentent vis-à-vis de l’absence de croissance.
L’idéologie de la croissance
La phobie du ralentissement nous montre bien que nous avons érigé la croissance du PIB, ce thermomètre rustique des années 1930, en un véritable modèle de civilisation.
Un découplage improbable
volume de production plus faible. Bilan d’étape : dans l’immense majorité des pays du monde, la croissance n’est pas verte. Les rares cas de découplage absolu que l’on peut observer sont le plus souvent des exceptions de courte durée pendant des périodes de croissance faible, ne prenant en compte qu’une partie des pressions environnementales, et oubliant souvent les importations. Et même dans les meilleurs cas, les réductions écologiques permises par la croissance « verte » sont minuscules. Une vérité qui dérange pour les tenants de l’hypothèse du découplage : la croissance verte est une légende.
Un découplage improbable
cette tertiarisation est déjà terminée dans la plupart des pays de l’OCDE ; la part des services dans le PIB y dépasse souvent les 70 % (l’industrie représente 13 % du PIB en France). Restent des secteurs qu’on ne peut dématérialiser : les transports (31 % des émissions territoriales en 2019), l’industrie, et surtout l’industrie lourde comme la chimie, la sidérurgie, et le ciment (19 %), l’agriculture (19 %), le bâtiment (17 %), la transformation d’énergie (10 %), et la gestion des déchets (4 %)106. C’est dans ces secteurs que l’on trouve la quasi-totalité des émissions.
Un découplage improbable
Par ailleurs, les services restent liés aux autres secteurs. Le développement de nouveaux services vient s’ajouter aux anciennes activités au lieu de les remplacer. On s’abonne à Netflix avec et non pas à la place d’un ordinateur. Les produits prétendument « immatériels » nécessitent une infrastructure matérielle. Pour aller manger dehors, il faut se déplacer jusqu’au restaurant ; la musique s’écoute sur des appareils ; un salon de massage doit être chauffé, éclairé, et bien sûr, construit ; et Internet ne fonctionnerait pas sans câbles et énergie107. Amazon fait des profits « en ligne » mais les camions qui livrent ces produits et les emballages qui les protègent sont bien réels. L’expansion des services peut difficilement se faire sans pressions écologiques car elle fait partie d’une économie complexe qui croît comme un tout intégré.
Un découplage improbable
Une étude calcule même que le numérique pourrait consommer jusqu’à 51 % de l’électricité mondiale d’ici à 2030, contribuant alors à 23 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre108
Un découplage improbable
technologies de l’information et de la communication émettent 830 millions de tonnes de CO2 chaque année à l’échelle de la planète, soit 4 % des émissions mondiales en 20204
Un découplage improbable
Une équipe de chercheurs de l’université de Bristol a calculé que la totalité des vidéos visionnées sur YouTube en 2016 avait généré 11 millions de tonnes équivalent carbone, soit l’empreinte annuelle de la ville de Francfort109. Un rapport de l’Agence internationale de l’énergie estime que visionner une heure de contenu sur Netflix produirait entre 36 g et 82 g éqCO2, soit l’équivalent d’un demi-kilomètre parcouru en voiture110
Un découplage improbable
Dans L’Enfer numérique, Guillaume Pitron estime l’empreinte d’un courriel entre 0,5 et 20 g de carbone, soit l’équivalent d’une ampoule allumée pendant une heure111
Un découplage improbable
Kyle Devine (université d’Oslo) et Matt Brennan (université de Glasgow) découvrent que, même si la musique est devenue presque complètement numérique, elle est, en termes de gaz à effet de serre, plus polluante qu’elle ne l’a jamais été : passant de 140 millions de kg éqCO2 en 1977 à 157 en 2000 et 200-350 en 2016112.
Un découplage improbable
Exemple ultime : les cryptomonnaies, l’archétype de la valeur dématérialisée. Le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index rapporte que le bitcoin est à l’origine d’une consommation annualisée de 131 TWh dans le monde, soit environ un tiers de l’électricité consommée en France en 2019. La monnaie digitale bitcoin produit 69 Mt éqCO2 par an au niveau mondial, soit l’empreinte carbone de la Suède113.
Un découplage improbable
De plus, étant donné que la majorité des transactions sur les marchés financiers sont effectuées par des algorithmes reposant sur du machine learning, il faudra aussi entraîner ces robots (selon une étude du MIT, l’entraînement d’une intelligence artificielle générerait autant d’émission carbone que cinq voitures pendant tout leur cycle de vie)114.
Un découplage improbable
de leur salaire dans des produits matériels. Par ailleurs, si l’empreinte carbone de Facebook ou de Twitter est plus faible que celle d’une compagnie aérienne, les publicités qu’on retrouve sur ces plateformes sont souvent pour des biens à haute intensité écologique. Une croissance de l’activité « immatérielle » de ces entreprises, c’est donc plus de consommation matérielle à travers le salaire de ses employés, des investissements supplémentaires dans d’autres secteurs via le placement de la trésorerie115 et des dividendes payés aux actionnaires, sans oublier tous les achats incités par la publicité en ligne.
Un découplage improbable
En bref, tertiarisation ne rime ni avec décarbonation, ni avec dématérialisation
Un découplage improbable
Dans une étude de 2019, un chercheur de l’université de York au Canada passe en revue les données pour 217 pays, couvrant une période de 1991 à 2017116. Résultats : les économies désindustrialisées ne se sont jamais vraiment décarbonées. La tertiarisation d’une économie fait baisser l’intensité carbone d’une unité de PIB (découplage relatif), mais elle augmente la charge écologique totale. Comme toute transition, les gains de découplage sont temporaires et, une fois la tertiarisation terminée, la croissance du secteur des services s’accompagne de pressions supplémentaires.
Un découplage improbable
Selon la Fédération professionnelle des entreprises du recyclage, le chiffre d’affaires du secteur en France avoisine les 8,5 milliards d’euros pour 30 800 salariés127. Les investissements dans le secteur sont maigres : 625 millions d’euros en 2019. Comparons cela aux efforts publicitaires des entreprises (les recettes publicitaires des médias en 2019 avoisinaient les 15 milliards d’euros)128, et l’on comprend bien qu’il est peu probable que les taux de recyclage rattrapent l’augmentation de la production, en partie incitée par la publicité et l’obsolescence programmée.
Un découplage improbable
Et même si les taux de recyclage atteignaient des taux records (disons 90 %), cela représenterait tout de même une perte non négligeable de matière (la moitié des matériaux serait perdue après seulement 6 recyclages successifs) et nécessiterait d’augmenter la consommation de matière première vierge pour satisfaire la demande.
Un découplage improbable
Essayer de faire croître une économie circulaire serait un peu comme espérer recycler les matériaux de la station spatiale internationale pour en construire deux nouvelles, chacune de taille équivalente à l’ancienne.
Triste croissance
C’est perdre sa vie à la gagner, diront certains
Triste croissance
Croissance de l’activité marchande n’est pas toujours synonyme de progrès. Un pays comme les États-Unis qui juxtapose souvent boom économique et « récession sociale » en constitue un parfait exemple168.
Triste croissance
Les gens achètent davantage, mais souvent pour les mauvaises raisons, et toujours aux dépens d’un temps libre qui doit être sacrifié pour maintenir son pouvoir d’achat
Triste croissance
Une recrudescence des activités commerciales apportait son lot de troubles psychologiques, de surmenage professionnel, de dégradation des activités communautaires, et de pollution. Encore plus novateur, Mishan affirmait que, dans le contexte des pays développés, les coûts de la croissance dépassaient souvent ses bénéfices
Triste croissance
Combien de choses produisons- et consommons-nous aujourd’hui alors que nous n’en avons pas vraiment besoin ? Nous produisons de la malbouffe et payons des médecins pour traiter l’obésité ; des SUV, des chaudières au fioul, des voyages en avion et des climatiseurs pour s’adapter aux canicules de plus en plus fréquentes. Le PIB est en bonne partie une agitation aveugle, stimulée aussi bien par l’essor des choses essentielles que par l’amoncellement de choses inutiles.
La pauvreté
En 2018, 5,3 millions de personnes en France vivent avec moins de 885 euros par mois, 6,7 millions sont en situation de précarité énergétique, et 5 millions font appel à l’aide alimentaire186. En élargissant la focale, l’Insee estime à 10 millions les personnes pauvres en France métropolitaine187. Cette misère est bien réelle, mais trouve-t-elle sa cause dans une économie trop petite ? Dit autrement, y a-t-il des sans-logis par manque de logis, des précaires énergétiques par manque d’énergie, de la malnutrition par manque de nourriture, et des bas revenus par manque de revenu ?
La pauvreté
Pour répondre à cette question, commençons par faire l’inventaire de ce dont nous avons besoin pour mettre fin à la pauvreté en France. Une façon de faire cela consiste à calculer des « budgets de référence », selon la procédure élaborée par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale188. Pour les établir, des groupes de citoyens sont interrogés sur les biens et services nécessaires pour vivre décemment. Ces « paniers de référence » sont ensuite valorisés en tenant compte de leur coût, pour finalement obtenir un budget de référence qui viendra varier selon les configurations familiales et la localité (entre 1 424 euros pour une personne active seule et 3 284 euros pour un couple avec deux enfants, avec des ajustements en fonction des villes).
La pauvreté
C’est ainsi qu’on définit un seuil minimum de revenu national, une sorte de plancher économique. Dernière étape : on compare ce niveau minimum au revenu national actuel pour estimer si oui ou non un pays produit assez de richesse.
La pauvreté
Selon les calculs de Pierre Concialdi, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales, cet excédent macroéconomique était nul au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et donc la quasi-totalité du revenu national aurait ainsi été nécessaire pour satisfaire les besoins des Français189. Dans cette situation, toute réduction du revenu national plongerait une partie de la population dans la pauvreté. Or, dès les années 1960, la situation change radicalement. Des années 1960 au milieu des années 1970 se forme un surplus macroéconomique représentant près de la moitié du revenu total. En 2013, ce surplus a atteint 42 % du revenu national
La pauvreté
et l’ordre de grandeur a peu varié depuis (le surplus était de 44 % en 2021, selon les dernières estimations de Pierre Concialdi). Ce chiffre est extrêmement précieux : il montre qu’il est théoriquement possible que tout le monde vive décemment, nous avons assez de richesses pour cela. Par conséquent, la croissance économique n’est plus une condition nécessaire pour éradiquer la pauvreté en France.
La pauvreté
Nous avons assez de revenus, mais ils sont mal distribués, et certains voient la redistribution d’un mauvais œil. La croissance économique serait donc une meilleure solution car elle pourrait rehausser les revenus des plus démunis sans réduire ceux des plus riches, esquivant ainsi un sujet politique épineux
La pauvreté
Entre 1983 et 2015, les 50 % des Français les plus pauvres n’ont capté que 20 % de la croissance totale, une part équivalente à celle des 1 % les plus riches190. Cette tendance est représentative d’un mouvement plus général d’augmentation des inégalités que nous expliquerons dans la partie suivante.
La pauvreté
la pauvreté (mesurée à 60 % du revenu médian) a augmenté en France pendant la dernière décennie, passant de 13,8 % en 2013 (8,5 millions de personnes) à 14,8 % en 2018 (9,3 millions de personnes), et ce malgré la croissance du PIB191.
La pauvreté
Comme le rappelle Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres, la solution la plus simple à la misère consiste à donner de l’argent aux personnes qui n’en ont pas
La pauvreté
Aujourd’hui, les prestations redistributives visant à réduire la pauvreté constituent un quart de l’ensemble des prestations sociales, et les minima sociaux (27,2 milliards d’euros) représentent 1,2 % du PIB en 2019192. Souvenons-nous du surplus macroéconomique de 900 milliards : nul besoin de faire croître le PIB total pour augmenter ces prestations, il suffit seulement de réallouer une richesse qui existe déjà.
La pauvreté
Les options sont nombreuses : transformer le RSA en un « Revenu minimum social garanti » inconditionnel, indexé sur le revenu médian et accessible dès dix-huit ans ; porter le minimum de pension de retraite à 1 000 euros ; réévaluer le salaire minimum actuel à la hausse, en l’indexant, par exemple, sur des « budgets de référence » pour s’assurer qu’il soit suffisant pour vivre décemment (le concept du real living wage)193, ce qui reviendrait, dans le cas de la France, à l’augmenter de 20 % à 30 %194. Il y aura des désaccords sur la forme, et nous les aborderons dans le chapitre 7,
La pauvreté
Une autre solution pour éradiquer la pauvreté sans croissance consiste à démarchandiser une partie de l’économie. Dans une société où tout s’achète, toute perte de pouvoir d’achat est une perte de pouvoir de vivre, c’est-à-dire de notre capacité à subvenir à nos besoins. Mais ce n’est pas le cas dans une société qui garantit un accès gratuit aux services de base.
La pauvreté
de nombreuses propositions existent : la mise en place d’une « sécurité sociale de l’alimentation » avec 150 € crédités sur la carte Vitale pour l’achat d’aliments conventionnés ; l’élargissement de la logique du « chèque énergie » (entre 48 € et 277 € pour les ménages les plus modestes) et du « Pass Culture » (300 € pour les jeunes de dix-huit ans) à d’autres biens et services (ce sera l’une des propositions du chapitre 6) ; une « allocation universelle d’autonomie » de 600 à 1 000 euros pour les étudiants197 ; la gratuité des premiers mètres cubes d’eau et d’une quantité minimale d’électricité ; et le tout-gratuit des transports locaux, comme c’est déjà le cas à Dunkerque ainsi que dans plus d’une soixantaine d’autres villes en France.
La pauvreté
Redistribuer ne suffit pas. Il faut aussi faire en sorte que la valeur ajoutée de la production soit plus équitablement distribuée dès le départ. On retrouve dans la liste des dix métiers les plus mal rémunérés en France 227 001 employés de maison (39 % de travailleurs pauvres), 369 574 agents de nettoyage (42 % de travailleurs pauvres), 465 512 assistantes maternelles, dont 35 % de travailleuses pauvres198. C’est doublement paradoxal dans la mesure où ces professions sont indispensables. À choisir, préfèrerait-on vivre dans un pays sans équipe nationale de football (coût annuel : 220 millions d’euros) ou sans éboueurs (coût annuel : 138 millions d’euros) ?
La pauvreté
Ne vaudrait-il pas mieux s’assurer que toute activité soit rémunérée décemment, et que ceux qui sont inactifs perçoivent un revenu minimum garanti pour que personne ne tombe dans la pauvreté ?
La pauvreté
Tenter d’éradiquer la pauvreté en stimulant la croissance du PIB revient à espérer changer la direction d’une voiture en rajoutant de l’essence dans un réservoir déjà plein.
La pauvreté
partage ne veut pas dire charité. Taxer les footballeurs pour augmenter les salaires des éboueurs n’est pas un acte de générosité des premiers envers les seconds, c’est un retour à la raison pour un système qui, les yeux fixés sur les valeurs d’échange, a graduellement oublié d’où provenait la richesse des nations.
Les inégalités
l’hypothèse du ruissellement est une fable sans aucun soubassement théorique ni empirique.
Les inégalités
La croissance d’une économie capitaliste est par défaut exclusive. C’est ce que démontre Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Seules les interventions étatiques (qui redistribuent la richesse) ainsi que les guerres et les récessions (qui détruisent une partie de la propriété des rentiers) sont parvenues à inverser la tendance
Les inégalités
La croissance économique n’est pas une croissance générale des revenus, mais bien une croissance à plusieurs vitesses : tortue pour les plus pauvres qui n’ont pour revenus que leurs salaires, et lapin pour les plus riches qui font fructifier leur patrimoine (en plus de leurs salaires).
L’emploi
Sur l’antenne d’Europe 1 en octobre 2020, l’entrepreneur Denis Payre s’affole : « L’écologie décroissante oublie surtout que, en dessous de 1 % de croissance, le chômage augmente très rapidement216. » Point Godwin : si on vient questionner la croissance, on se retrouve tôt ou tard confronté à l’apocalypse du chômage de masse
Note
Ou à la dette publique
L’emploi
Proposons un autre point de départ : de quelles activités avons-nous besoin ? Ou plus généralement, en élargissant le concept de travail, que voulons-nous produire et comment ?
L’emploi
L’objectif du plein-emploi est vide de sens s’il n’est pas mis en relation avec les besoins satisfaits au travail (comme participation sociale et opportunité de développement personnel) et par le travail (comme mode de production de biens et services utiles)
L’emploi
1’objectif d’une économie est l’organisation parcimonieuse du contentement
L’emploi
juste assez de travail pour pouvoir produire ce dont nous avons besoin, et un travail dans des conditions agréables.
L’emploi
Commençons par ce qui est produit par le travail. Toute création d’emploi n’est pas désirable car un emploi ne réalise pas forcément un travail utile. À l’extrémité du spectre, on trouve ce que l’anthropologue britannique David Graeber appelle les « bullshit jobs » (boulots à la con) : « une forme d’emploi rémunéré qui est tellement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence
L’emploi
C’est après tout le test ultime de l’utilité sociale d’un emploi : que se passerait-il si j’arrêtais de travailler demain ? L’éboueur verrait les poubelles pestiférer et les infirmières les patients s’impatienter ; mais que verrait le démarcheur téléphonique, le travailleur du clic booster de posts, ou bien le spécialiste en référencement publicitaire ?
L’emploi
Nous avons ici l’une des leçons les plus précieuses de la pandémie : l’utilité du travail n’est pas proportionnelle au salaire, contrairement à ce que pensent certains économistes
Note
Le fait qu’un économiste puisse le penser est la preuve que ce métier est corrompu
L’emploi
les emplois les plus utiles du point de vue des besoins – les aides-soignants (salaire mensuel brut : 2 292 €), les gendarmes (1 921 €), les enseignants (2 075 €), et les éboueurs (2 433 €) – sont moins bien payés que les agents immobiliers (5 282 €), les courtiers (9 375 €), les employés de cabinets de conseil (4 999 €), et les banquiers d’investissement (5 834 €)220
L’emploi
Il est évident que la rémunération des seconds ne découle pas d’une quelconque utilité qui serait supérieure à celle des premiers, mais est seulement la résultante d’un « marché du travail » qui assigne les salaires en fonction du potentiel lucratif et participe à pervertir nos perceptions de ce qui compte vraiment.
L’emploi
Plus qu’inutiles, certains emplois peuvent être contreproductifs macroéconomiquement. Créer des postes dans l’industrie automobile, par exemple, favorise la production de voitures et les dégradations écologiques leur étant associées. Cela génère un revenu aujourd’hui, mais cela engendre aussi beaucoup de travail dans le sens anthropologique du terme, c’est-à-dire des activités qui, à l’avenir, demanderont du temps et de l’effort. Je pense notamment à tous les efforts supplémentaires pour s’adapter aux impacts du changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Même situation si un emploi se fait dans des conditions tellement précaires qu’il dégrade les individus (accident du travail, troubles musculo-squelettiques, exclusion sociale, épuisement professionnel, etc.), ce que nous avons précédemment appelé la dépréciation du travail. À quoi bon créer des emplois de livreurs de repas dans des conditions où les livreurs sacrifient leur santé pour une maigre rémunération, et pour un service, le plus souvent, non essentiel ?
L’emploi
Dans une société où tout s’achète (et où nous sommes constamment incités à acheter plus), ceux qui n’ont pas accès à la propriété et aux rentes qu’elle permet sont dépendants du salaire, d’où la hantise du chômage
L’emploi
le seul fait qu’un emploi permette de payer ses factures est-il une condition nécessaire pour dire que nous en avons besoin ?
L’emploi
comme John Maynard Keynes le formulait dans un contexte de relance obsédé par le plein-emploi des années 1930, à payer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre moitié à les reboucher.
L’emploi
Aujourd’hui, on retrouve cette même logique dans notre façon de penser la transition écologique : payer une partie de la population à construire des SUV, concevoir des publicités, et extraire du pétrole, et une autre pour soigner les maladies liées à la pollution de l’air, thérapiser le mal-être, et construire des avions bombardiers d’eau pour faire face aux feux de forêts.
L’emploi
Un individu ou une entreprise peut craindre de ne pas avoir assez pour boucler la fin du mois, mais ce n’est pas le cas d’une économie. À l’échelle macroéconomique, il y a toujours assez de revenus pour acheter ce qui est produit car les revenus découlent directement de la production ; c’est d’ailleurs pour cela que le PIB mesuré par la somme des prix des produits finaux est le même que le PIB mesuré par la somme de tous les revenus
L’emploi
Cela ne veut pas dire que l’offre crée automatiquement sa demande, mais que, dans un pays comme la France, la pauvreté est un problème de distribution
L’emploi
La dépendance à l’emploi salarié (souvent subie), et l’obligation de travailler à temps plein et à vie qui va avec, découle d’un choix spécifique d’organisation économique : la marchandisation de l’emploi dans un système capitaliste à gouvernance néolibérale.
L’emploi
Le chômage est une épreuve, non seulement à cause de la situation de précarité qu’il entraîne, mais aussi car il est un facteur d’exclusion, surtout dans une société dont l’éthique glorifie le travail. Le chômage est un traumatisme parce qu’il nous isole, nous retirant un droit de participation à la vie sociale. Ce droit étant fondamental, il est plus que risqué de le confier à un « marché du travail » (comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le travail est une chose dont l’essence peut être dégradée par sa marchandisation). On ne confie pas la justice à un « marché de la justice », ni les transplantations à un « marché des organes ». La raison est simple : ces biens et services sont trop importants pour que leur gouvernance soit abandonnée à des marchés tempétueux. Le travail, c’est pareil : il s’agit d’une activité bien trop centrale pour être marchandisée
L’emploi
Et si la solution au chômage de masse n’était pas une création d’emploi en masse, mais plutôt une réorganisation de la façon dont nous contribuons tous à l’activité économique ?
L’emploi
Ces contributions sont nombreuses et beaucoup d’activités utiles ne sont pas aujourd’hui reconnues comme du travail méritant rémunération. Élever ses enfants, organiser une association sportive, donner des cours de langue bénévolement, écrire un livre d’économie sur la décroissance, et toutes les solidarités informelles du quotidien ; ces activités produisent des utilités (valeurs d’usage) sans pour autant être comptabilisées comme source de valeur d’échange et donc sans être reconnues comme richesses.
L’emploi
Au lieu de créer de l’emploi pour créer de l’emploi, commençons par reconnaître certaines formes de travail comme méritant rémunération. Certains demandent un « care income » pour rémunérer le travail reproductif non salarié, aujourd’hui majoritairement à la charge des femmes221. D’autres préconisent un « revenu de transition écologique » pour soutenir les personnes et les initiatives déjà actives ou émergentes dans les domaines de la transition222, un « salaire à vie223 » qui lierait la rémunération à la personne en fonction du niveau de qualification et indépendamment de la production effective, une « dotation inconditionnelle d’autonomie224 » qui reconnaîtrait le travail non-marchand et la participation de tous aux richesses plurielles d’une société, et des « Territoires zéro chômeurs de longue durée225 » qui opérationnaliseraient l’idée d’une garantie d’emploi226.
L’emploi
n’oublions pas que l’objectif d’une économie est d’économiser les ressources disponibles
L’emploi
Une économie performante devrait logiquement détruire du temps de travail (du moins celui que personne ne prend de plaisir à faire), c’est-à-dire libérer du temps libre
L’emploi
Maximiser le PIB pour « créer de l’emploi » est aussi absurde que de maximiser l’agitation en cuisine pour « créer du temps de cuisine ».
L’emploi
Le but d’une économie n’est pas de s’agiter mais d’optimiser la satisfaction des besoins
L’emploi
La question complexe du chômage (comme celle de la pauvreté et des inégalités) ne trouve pas sa solution dans une simple augmentation du PIB, mais plutôt dans une réforme en profondeur de l’organisation sociale du travail.
Budget public
2020, le chancelier autrichien Sebastian Kurz déclarait, en réponse à des propos critiques envers la croissance, que « le bonheur ne finançait pas les retraites ».
Budget public
Même idée chez Emmanuel Macron qui s’oppose à la décroissance car celle-ci mettrait à mal le financement de l’État providence4
Budget public
une autre promesse de la croissance : si les caisses de l’État sont vides, seule la croissance du PIB peut nous sauver de l’austérité.
Budget public
en effet, le budget public dépend d’un certain nombre de taxes, dont une partie sur l’activité marchande. En 2019, les recettes fiscales brutes s’élèvent à 414,6 milliards d’euros : 45 % pour la taxe sur la valeur ajoutée (186 Mds), 21 % pour l’impôt sur le revenu (87 Mds), 16 % pour l’impôt sur les sociétés (67 Mds), 4 % pour la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (17 Mds), et les 14 % restants pour divers impôts comme celui sur la fortune immobilière ou celui sur l’héritage
Budget public
une contraction de l’économie marchande viendrait donc rétrécir les recettes de ces taxes, et donc le budget de l’État, qui ne pourrait plus garantir la qualité des services publics. La première limite de ce raisonnement est de considérer les services publics comme des luxes improductifs rendus possibles par des prélèvements sur l’activité privée. C’est faux227. Les services publics sont des productions à part entière. Une entreprise privée emprunte des fonds, le plus souvent créés ex nihilo par les banques, pour couvrir les coûts d’une production qu’elle vendra ensuite plus cher. L’État fait exactement la même chose lorsqu’il produit des services de santé ou d’éducation. Or ce service est distribué plus ou moins gratuitement aux citoyen·nes et financé collectivement par l’impôt.
Budget public
Certains pays financent des services collectivement et d’autres de manière privée, mais dans les deux cas il y a création d’une valeur ajoutée. Dit autrement, le financement des activités publiques n’est pas plus dépendant de la croissance que celui des activités privées. On pourrait même affirmer que les productions publiques sont plus efficientes car leurs coûts sont moindres par rapport au privé – pas de rémunération d’actionnaires, de publicité, de commerciaux, etc.
Budget public
L’augmentation des dividendes des actionnaires n’augmente pas les cotisations des retraites. Là encore, le choix du montant minimum des retraites n’est pas un problème de production, c’est un problème de partage de la valeur ajoutée
Budget public
Chaque année, les dépenses de santé remboursées par l’assurance maladie en France pour prendre en charge les pathologies imputables à la pollution de l’air atteignent les 3 milliards d’euros230, et selon l’Institut de veille sanitaire, le coût des 30 000 épuisements professionnels chaque année en France avoisine à peu près le même montant231.
Budget public
Produire plus de voitures n’est pas une garantie de revenu net pour l’État si cette activité génère plus de coûts que de bénéfices. Si c’est le cas, une diminution de la production de voitures viendrait alors alléger les budgets publics.
Budget public
La deuxième limite du raisonnement concerne la fiscalité nette de la croissance. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la croissance marchande génère aussi des coûts sociaux et environnementaux
Budget public
certaines dépenses publiques sont liées, non pas à l’activité économique elle-même, mais à la façon dont elle est organisée. Prenons la recherche scientifique, par exemple. Une partie des financements publics pour la recherche rémunère les entreprises qui s’occupent de la publication des revues académiques. « S’occuper » est un bien grand mot, car presque toutes les activités de ces revues – le travail de recherche, la relecture par les pairs, et le travail éditorial – sont effectuées bénévolement par les chercheurs, d’où les taux de marge extraordinaires d’une entreprise comme Elsevier : 40 %, soit près de quatre fois la marge moyenne d’un journal traditionnel232.
Budget public
Si dès demain, les universités françaises refusaient de payer les frais d’accès d’Elsevier et s’arrangeaient pour que les chercheurs puissent publier dans d’autres journaux sans restriction d’accès, le coût de la recherche en France diminuerait. Rien n’aurait changé en termes de volume de production, mais le budget public aurait été débarrassé d’un coût additionnel qui n’a pas lieu d’être
Budget public
il suffirait d’exproprier les entreprises privées qui profitent injustement d’une situation de monopole. Cas similaire pour la santé avec des médicaments dépassant presque toujours leurs coûts de production233, ou même pour la fabrication d’éoliennes qui coûteraient jusqu’à 65 % moins cher si elles étaient produites par des coopératives à but non lucratif234.
Budget public
Certains diront que, même une fois partiellement dé-marchandisée, l’augmentation de la production d’articles (ou de médicaments) générera un surcoût qu’il faudra financer. On revient ici à la première erreur de raisonnement selon laquelle les services publics dépendent d’une manne d’argent privée. Ce n’est pas le cas
Budget public
La production, qu’elle soit publique ou privée, est limitée par deux facteurs de production fondamentaux : le temps disponible et les ressources naturelles.
Budget public
Si on veut plus de recherche (ou plus de quoi que ce soit d’ailleurs), il va falloir mobiliser plus d’heures de travail et plus d’énergie et de matériaux. La monnaie n’est qu’une étape intermédiaire de la valeur, et l’argument selon lequel nous sommes limités parce qu’il n’y aurait pas assez d’argent est une chimère
Budget public
Et la dette alors ? La croissance économique n’est-elle pas le seul moyen de rembourser la dette publique ? Là encore, il y a erreur de raisonnement. On mesure souvent la dette publique comme un ratio dette publique/PIB, par exemple, 118 % du PIB à la fin du premier trimestre 2021, ce qui donne l’impression qu’une augmentation du PIB est nécessaire pour faire baisser la dette.
Budget public
C’est trompeur pour plusieurs raisons. Commençons par noter qu’une dette publique n’a jamais besoin d’être remboursée dans sa totalité.
Budget public
L’État n’est pas un agent économique comme les autres car il peut faire « rouler sa dette »
Budget public
Dès qu’un titre de dette arrive à maturité (c’est-à-dire quand il doit être remboursé), il suffit de le rembourser avec l’émission d’un nouveau titre de dette.
Budget public
Le vrai coût de la dette, ce sont les intérêts que l’État doit payer pendant la durée de l’emprunt – on parle de « charge de la dette ».
Budget public
la dette est un stock. Pour mesurer le poids de la dette, il faut donc comparer la charge de la dette publique (le flux monétaire annuel dédié au paiement de la dette) au PIB (le flux monétaire total) ou au montant des recettes publiques235. Ainsi, on peut connaître la part du PIB qui doit être consacrée à la charge de la dette (la logique est la même pour une entreprise qui mesurerait la charge de sa dette en estimant le coût annuel de son remboursement)
Budget public
Le coût de la dette publique française avoisinait les 33,2 milliards d’euros en 2020, soit 2,5 % des recettes publiques ou 1,5 % du PIB. En définitive, ce coût est une dépense publique comme une autre, un coût qui dépend des taux d’intérêt auquel l’État emprunte, et plus généralement de la façon dont le système monétaire est organisé.
Budget public
Comprenons qu’aujourd’hui, l’État se finance auprès des ménages aisés à travers des intermédiaires financiers. Même s’il est difficile de savoir qui exactement détient la dette publique française, nous savons que la majorité des actifs financiers (dont les titres de dette publique) sont détenus par les ménages les plus riches dont le patrimoine total est composé de 50 % à 90 % d’actifs financiers236. Ce mode de financement a un coût – la rente perçue par ceux qui prêtent à l’État
Budget public
Le même argent qui n’a pas été taxé (par exemple après la suppression de l’ISF ou celle de la réduction de la progressivité de l’impôt sur le revenu) sera donc épargné et investi en dette publique, demandant dès lors une rémunération. On voit bien ici que l’impératif du remboursement de la dette n’est pas un mécanisme technique inéluctable, mais bien la résultante d’un choix fiscal et donc d’une politique de redistribution.
Budget public
Selon un calcul de 2014 du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, la dette publique actuelle serait inférieure de 29 points de PIB si l’État avait emprunté directement aux ménages et aux banques à un taux d’intérêt réel de 2 % (l’équivalent du taux de croissance et du taux d’intérêt de longue période) au lieu de se financer sur les marchés financiers237
La qualité de vie
on devrait observer une forte corrélation entre PIB et bonheur, mais ce n’est pas le cas en réalité.
La qualité de vie
Dans un article de 1974, Easterlin présentait une trentaine d’enquêtes menées dans dix-neuf pays différents sur le lien entre PIB et bonheur239. Résultat : bien qu’il existe une corrélation positive entre les deux variables, ce lien s’estompe après un certain niveau de revenus par habitant. D’où les références aujourd’hui au « paradoxe d’Easterlin », cette situation où les sociétés continuent de « s’enrichir » sans pour autant augmenter leur bien-être.
La qualité de vie
Les études ont beaucoup évolué depuis, prenant en compte non seulement des indicateurs de bien-être subjectif comme le bonheur, mais aussi des indicateurs de bien-être objectif comme la durée de vie, les niveaux d’éducation, l’accès à l’énergie, et la qualité de la démocratie. L’une des études incontournables sur le sujet, publiée dans le prestigieux journal Nature Sustainability en novembre 2021, compare les performances sociales de plus de 140 pays en lien avec leur empreinte écologique240. On y apprend que le Costa Rica (avec un PIB de 12 140 € par habitant), la France (39 030 €), la Finlande (48 773 €), et les États-Unis (63 413 €) ont une qualité de vie similaire avec des niveaux de PIB qui varient d’un rapport de 1 à 5. Même constat pour le dernier classement du « World Happiness Report » : la Finlande et le Danemark arrivent en tête de liste avec un PIB par habitant bien inférieur à celui d’autres pays beaucoup moins bien classés
La qualité de vie
Sur les quinze dernières années, et pour les 149 pays du classement, les variables non économiques expliquent 74 % du niveau de bonheur, contre seulement 26 % pour le PIB par habitant242
La qualité de vie
Une étude ayant suivi 724 Américains depuis les années 1930 et tout au long de leur vie pour mieux comprendre les déterminants du bonheur et de la santé conclut que ce qui compte le plus sont les relations humaines : l’amour, l’amitié, et la famille
La qualité de vie
Une infirmière australienne en soins palliatifs a catalogué les cinq regrets les plus fréquents chez les mourants : n’avoir pas suivi ses rêves, avoir trop travaillé, n’avoir pas eu le courage d’exprimer ses sentiments, n’avoir pas passé assez de temps avec ses amis, et ne pas s’être donné l’opportunité d’être vraiment heureux
La qualité de vie
Personne ne regrettera sur son lit de mort de n’avoir pas assez contribué au PIB.
Triste croissance
Certaines croissances monétaires se font au détriment de quelque chose d’autre. Les données personnelles, par exemple. Leur marché mondial avoisine les 300 milliards d’euros, avec un prix moyen pour le profil d’un consommateur autour de 600 euros171. Plus on vend de données, plus on s’enrichit en termes de PIB, mais est-ce vraiment un progrès ?
Triste croissance
par les utilisateurs qui perdent progressivement le contrôle sur leur vie privée
Triste croissance
Encore une fois : le PIB est en essor, mais la société est en berne. C’est tout le problème d’un système économique organisé autour de la maximisation indiscriminée de la valeur monétaire
Triste croissance
le PIB ne fait pas la différence entre les activités désirables et indésirables, les activités qui viennent satisfaire des besoins réels et celles qui viennent tout bonnement en créer des nouveaux à travers la publicité, l’obsolescence programmée, et la dépendance à l’infrastructure existante.
Qu’est-ce que la marchandisation ?
le capitalisme ne parle qu’une langue, celle de l’argent (et comme nous l’avons vu, de l’accumulation la plus rapide possible de celui-ci). Cet impératif requiert une organisation spécifique de l’économie qui transforme tout en marchandises capitalisables. Mais ce mode d’organisation économique s’applique mal à certains biens et services.
Qu’est-ce que la marchandisation ?
La marchandisation est un protocole social, des règles communes nous permettant de gérer l’allocation de certaines ressources. Concrètement elle se traduit par la transformation d’une chose en un produit échangeable sur un marché. Marchandiser les courgettes signifie mettre en place toute une infrastructure sociale pour pouvoir échanger des courgettes sur un marché : une place de marché, des prix, des règles d’échange, des standards de qualité, etc.
Qu’est-ce que la marchandisation ?
Pour transformer quelque chose en marchandise, il faut le standardiser, le quantifier, le monétiser, et le privatiser
Qu’est-ce que la marchandisation ?
Prenez un lapin, par exemple. Pour qu’il devienne marchandise, il faut le standardiser, c’est-à-dire le rendre comparable à d’autres lapins. On pourrait en déterminer l’espèce et dire que c’est un Lapin normand, qui serait donc désormais comparable à tous les autres membres de son espèce. Il faut ensuite le quantifier, le considérer comme l’unité de quelque chose (un lapin, seul) ou bien comme 5 kg de viande de lapin. On doit finalement le monétiser (lapin devient lapin à 19 euros le kilo) et le privatiser de sorte que sa propriété soit attribuée à quelqu’un qui puisse ensuite transférer ce droit de propriété à quelqu’un d’autre (le lapin devient mon lapin).
Qu’est-ce que la marchandisation ?
l’étal de boucher ne dira pas « lapin » mais « Lapin normand 19 €/kg ». C’est un point important qu’il faudra retenir : la marchandisation est une simplification de caractéristiques socio-écologiques complexes qui vise à faciliter les échanges.
Qu’est-ce que la marchandisation ?
Le mot anglais pour « marchandise » l’indique clairement : commodity. Les marchandises sont des commodités dans le sens où leur existence est simplifiée afin de rendre l’échange économique plus commode
Qu’est-ce que la marchandisation ?
Les biens et services à fort potentiel de marchandise sont « aliénables, excluables, standardisés, uniformes, adaptables, dépersonnalisés, anonymes, mobiles, transférables, internationaux et indépendants d’un contexte spécifique ». Et ceux à faible potentiel de marchandise sont « ouvertement accessibles ou difficiles à tarifer, dépendants du contexte, intégrés, personnalisés et localisés ». Il sera plus facile de marchandiser un kilo de carottes ou un baril de pétrole qu’un récif de corail ou une relation amoureuse.
Qu’est-ce que la marchandisation ?
la marchandisation n’est pas neutre non plus (ce sera le point de la prochaine partie) : faire pousser des courgettes pour les vendre imposera des contraintes différentes que de les faire pousser pour sa propre consommation (les fruits et légumes difformes – dit « moches » – ne pourront pas être vendus au supermarché, alors qu’ils auraient très bien pu être mangés). Même chose pour le travail. Une fois marchandisées, certaines tâches auparavant utiles cesseront d’être reconnues comme telles si le marché ne leur accorde aucune valeur, et donc l’économie dans son ensemble se dirigera vers les tâches à forte valeur commerciale (d’où le foisonnement des écoles de commerce).
Qu’est-ce que la marchandisation ?
Le périmètre de la marchandisation est donc un choix politique
La corruption des marchandises
la marchandisation est plus ou moins réglementée. On peut vendre des courgettes le samedi matin sur la place du marché mais pas dans le métro. On peut louer son appartement à Paris mais pas au-delà d’un loyer de référence. On peut acheter des heures de travail, mais pas au-dessous du salaire minimum.
La corruption des marchandises
L’une des tâches fondamentales de la gouvernance économique est de déterminer les limites du domaine du marché et d’en réguler le fonctionnement.
La corruption des marchandises
on résume souvent l’histoire économique comme une marche progressive vers la marchandisation, que l’on associe implicitement à un progrès
La corruption des marchandises
Mais ce qui ressemble à un détail de comptabilité nationale est en fait une question fondamentale d’économie politique, car le choix de la (dé)marchandisation change le rapport que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. La marchandisation ne modifie pas seulement la gestion d’un produit mais aussi ses usagers, les conditions d’accès à ce produit, et au final, l’essence même de l’activité en question.
La corruption des marchandises
L’amitié est un service qu’on peut difficilement marchandiser. Louer les services de quelqu’un pour vous aider à déménager n’aura pas la même saveur sociale (ni les mêmes conséquences sur le long terme) que d’inviter un groupe d’amis pour le faire.
La corruption des marchandises
Pour le philosophe Michael Sandel, la marchandisation vient même « corrompre » une activité
La corruption des marchandises
Se faire des amis pour leur soutirer de l’argent serait une corruption de l’amitié qui, par définition, est désintéressée de tout avantage matériel et pécunier
La corruption des marchandises
Certains pourraient voir Airbnb comme une corruption de l’hospitalité qui était présente dans CouchSurfing. Et en effet, payer quelque chose peut radicalement changer notre expérience du service. On ne se comporte pas de la même manière avec un hôte qui nous héberge généreusement et avec quelqu’un qui le fait pour de l’argent
La corruption des marchandises
Le risque de la marchandisation est que les réflexes de partage et de réciprocité basés sur la confiance et la sympathie soient remplacés par la logique froide, impersonnelle, et calculatrice de l’échange marchand.
La corruption des marchandises
Penser en termes « d’incitations financières », comme les appellent les microéconomistes, peut vite faire oublier d’autres types d’incitations. Si un ami vous prépare un gâteau d’anniversaire, peu oseront se plaindre si le gâteau n’est pas à leur goût. Mais si l’on paie pour ce même gâteau, il se doit d’être bon, sinon on viendra se plaindre car nous n’en avons pas « eu pour notre argent ». Le gâteau est exactement le même, mais la relation sociale est différente
La corruption des marchandises
Prenons le don du sang. On pourrait penser qu’offrir une récompense monétaire viendrait inciter les gens à donner davantage. Or les études montrent que c’est le contraire : la logique pécuniaire vient corrompre celle de la charité, et dissuade les gens de donner175.
La corruption des marchandises
Même situation observée dans des crèches en Israël176. Les gens sont plus susceptibles d’être en retard pour aller chercher leurs enfants dans les crèches qui imposent une amende aux parents en retard que dans celles qui n’ont pas d’amende. Comme l’indique le titre de l’article « une amende est un prix » : les parents considèrent l’amende comme le prix d’un service, celui d’une garde prolongée pendant la durée de leur retard. Avant l’amende, le savoir-vivre les incitait à arriver à l’heure. Après l’amende, l’incitation économique a corrompu l’incitation sociale.
La corruption des marchandises
On pourrait aussi parler de la « compensation carbone ». Pour quelques euros supplémentaires, on s’accorde un droit à polluer et se dédouane de toute responsabilité concernant l’impact de nos actions sur le climat.
La marchandisation comme dissolution du social
La croissance économique provoque la détérioration du tissu social et s’en nourrit, ce que Jacques Généreux appelle la « dissociété », « cette force centrifuge qui éclate en éléments rivaux les composants autrefois solidaires d’une société humaine177 ».
La marchandisation comme dissolution du social
Il faut faire la différence entre acheter ses légumes le samedi matin au marché du village, négocier un bibelot à la brocante du coin, ou payer la voisine pour des cours de piano, et une société où l’essentiel des relations sociales se fait au travers de l’échange marchand. Lorsque la marchandisation atteint une certaine masse critique, il devient impossible de subvenir à ses besoins hors de la sphère du marché.
La marchandisation comme dissolution du social
C’est l’argument de la sélection naturelle des marchandises évoquées plus tôt : si vous voulez partir en week-end mais que tous les appartements disponibles sont sur Airbnb, vous n’aurez pas le choix, il faudra vous aussi mettre le vôtre sur Airbnb pour pouvoir gagner l’argent nécessaire à la location de celui que vous voulez louer. C’est pareil pour la vente : si les prix de l’immobilier deviennent indécents, on ne peut pas individuellement décider de vendre à un prix décent sans prendre le risque de ne plus pouvoir se racheter de logement.
La marchandisation comme dissolution du social
Plus il y a de marchés, plus on voit des marchés partout
La marchandisation comme dissolution du social
La marchandisation apporte avec elle une dépendance aux marchandises et à la logique qui lui est propre. Nous devenons capitalistes malgré nous, l’appât du gain devenant le motif hégémonique de l’interaction sociale. C’est Karl Polanyi qui, dans La Grande Transformation en 1944, écrivait déjà que « permettre au mécanisme du marché d’être le seul directeur du destin des êtres humains et de leur environnement naturel entraînerait la démolition de la société178 ».
La marchandisation comme dissolution du social
La prévalence de l’échange marchand comme mode d’allocation réduit la possibilité que se développent trois autres formes d’allocations : le don, la réciprocité, et la répartition
La marchandisation comme dissolution du social
Dans un monde où les marchés sont omniprésents, des attitudes comme l’hospitalité, l’aide généreuse, et la charité deviennent des services qui nécessitent rémunération. Le lopin de terre où j’allais pêcher avec mon grand-père devient un bien immobilier et l’article scientifique que j’avais hâte de partager devient un produit qu’il faudra vendre au plus offrant.
La marchandisation comme dissolution du social
La diversité des relations réciproques (entre un invité et son hôte, entre un étudiant et sa professeure, entre le passager et son chauffeur, entre un artiste et son public) se retrouve réduite, voir annulée, par l’échange marchand. Si je peux louer un Airbnb, payer des leçons privées sur une plateforme en ligne, acheter un billet de concert, et appeler un Uber, l’acte de paiement remplace une dette sociale inquantifiable et unique par une dette monétaire exacte et impersonnelle.
La marchandisation comme dissolution du social
Le danger vient de l’exactitude. Je te donne A, tu me donnes B – nous sommes quittes. Dans la logique du don (donner, recevoir, rendre) décrite par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1925), c’est l’impossibilité de rembourser immédiatement et exactement ce que l’on doit qui fait vivre le lien social
La marchandisation comme dissolution du social
Payer devient un substitut à d’autres relations sociales, comme remercier et devoir rendre. C’est un paradoxe intéressant dont nous faisons l’expérience tous les jours au supermarché. S’il fermait, je mourrais de faim en quelques jours. Et pourtant, je n’exprime aucune gratitude envers toutes les personnes qui contribuent à me nourrir. Je les paie, et je considère cela comme suffisant.
L’économisation des mentalités
La marchandisation a des impacts sociologiques, mais aussi psychologiques. Peut-être ne sommes-nous pas les calculateurs froids et rationnels que certains économistes décrivent dans leurs modèles (l’hypothèse de l’Homo economicus), mais nous pouvons assurément le devenir.
L’économisation des mentalités
Plus nous passons du temps à jouer au jeu de l’économie marchande (on pourrait dire au jeu du capitalisme), plus cette mentalité de maximisateur de gains monétaires devient sens commun. Après s’être habitué à percevoir le loyer d’un appartement qu’on louait, difficile de revenir à une relation de don désintéressée – on aura toujours dans le coin de la tête le « coût d’opportunité » de n’avoir pas pu le louer pour de l’argent. Nous développons ce que Marx dénonçait comme le « fétichisme de la marchandise181 », à savoir une obsession pour le potentiel financier des choses.
L’économisation des mentalités
Cette marchandisation transforme même notre rapport au temps. Si je suis payé au salaire minimum en France, une heure de mon temps vaut 8,59 € et je peux maintenant facilement monétiser diverses activités, comme me brosser les dents (0,43 €), faire une sieste de 20 minutes (2,86 €) ou faire la queue pendant 45 minutes pour voter à l’élection présidentielle (6,44 €).
L’économisation des mentalités
C’est l’utilitarisme économique poussé à son paroxysme : chaque choix devient comparable à tous les autres à travers le médium de l’argent. Le temps devient un capital que l’on doit gagner, investir, ou perdre. Et dans des sociétés avec de fortes inégalités, le temps des pauvres a beaucoup moins de valeur que le temps des riches – d’où l’explosion des plateformes comme AlloVoisins, TaskRabbit, et Teepy Job qui permettent aux individus à fort pouvoir d’achat de payer d’autres personnes moins fortunées pour faire leur ménage, garder leurs enfants, et faire la queue à leur place182.
L’économisation des mentalités
De la même manière qu’une branche peut difficilement devenir plus lourde que le tronc qui la supporte, l’économie marchande ne pourra jamais vraiment s’émanciper du tissu social qui la soutient. C’est la première limite sociale de la croissance.
L’économisation des mentalités
La croissance du PIB n’est donc pas un surplus magique. Faire croître la production marchande, c’est toujours un peu comme faire un nouveau pull avec la laine d’un ancien pull. Tout d’abord, il n’y aura jamais plus de pulls qu’il n’y a de laine (les limites écologiques du chapitre 2). Ensuite, tricoter demande du temps, un temps qui ne sera pas passé à faire autre chose (les limites sociales de ce chapitre). Dans certains contextes, et sous certains seuils, il fait sens de produire davantage et de développer de nouveaux marchés. Mais n’oublions pas que cette expansion doit rester proportionnelle à l’infrastructure qui la soutient. Une croissance trop intense du marché viendra agir comme une force de dissolution sociale.
L’économisation des mentalités
deuxième limite sociale de la croissance : certaines choses ne peuvent pas être marchandisées, à moins de conduire à leur dégradation.
La pauvreté
La logique paraît imparable : si croissance rime avec abondance, alors la décroissance amènerait la carence. « Décroissance veut dire appauvrissement des Français », nous dit Bruno Le Maire : « si vous avez de la décroissance, vous aurez moins de richesse, et vous aurez plus de pauvres184 ». Abandonner la croissance serait donc « le chemin de la pauvreté »
La qualité de vie
Prenons la santé. En 1975, l’économiste Samuel Preston démontrait déjà l’existence d’un autre paradoxe, cette fois entre le PIB et l’espérance de vie245. La croissance d’un pays pauvre s’accompagnait d’une hausse significative de l’espérance de vie, alors qu’elle était faible ou nulle pour un pays riche.
La qualité de vie
Certains diront que l’espérance de vie plafonne naturellement du fait de limites biologiques, mais le PIB cesse d’influencer la santé bien avant d’atteindre ce plafond. Le Portugal, par exemple, a une espérance de vie de 81,1 ans, soit 2,4 ans de plus que l’Américain moyen, et cela avec 65 % de revenus par personne en moins
La qualité de vie
Le PIB américain fait huit fois le PIB français et croît plus vite que le nôtre depuis près de quarante ans247, et pourtant la santé est bien meilleure en France.
La qualité de vie
Sachant qu’en France, les 5 % des hommes les plus riches (5 800 euros de revenus mensuels en moyenne) vivent 13 ans de plus que les 5 % des hommes les plus pauvres (470 euros)248, la réduction des inégalités serait une stratégie bien plus efficace pour améliorer notre espérance de vie que l’augmentation du PIB.
La qualité de vie
Comme le montre épidémiologiste britannique Richard Wilkinson249, les habitants de pays égalitaires vivent plus longtemps et en meilleure santé, ont moins de grossesses non désirées et une moindre mortalité infantile, et se font plus confiance. Ils ont des taux de criminalité et d’emprisonnement plus faibles, consomment moins de drogues et d’alcool, et affichent des taux de réussite scolaire supérieurs et une meilleure mobilité sociale
La qualité de vie
le PIB américain est passé de 4 à 16 mille milliards de dollars entre 1967 et 2013 alors que sur la même période, le revenu médian réel des ménages américains a seulement augmenté de 19 % jusqu’en 1999 et a stagné depuis251. Le PIB par habitant augmente mais ce n’est qu’une illusion statistique car le revenu médian des ménages stagne.
La qualité de vie
le pouvoir d’achat (le niveau de vie) n’est qu’un moyen d’augmenter le « pouvoir de vivre252 » (c’est-à-dire la qualité de vie), ou ce que l’économiste indien Amartya Sen appelait les « capabilités253 ». Je subviens à mon besoin de compréhension en lisant un livre que j’ai acheté dans une librairie, mais d’autres pourraient en faire autant en l’empruntant à la bibliothèque.
La qualité de vie
La véritable question est la suivante : est-ce judicieux de traiter la satisfaction des besoins comme quelque chose qu’il faudrait faire croître indéfiniment ? Ce serait confondre amassement et abondance.
La qualité de vie
La satisfaction des besoins ne répond pas à la logique de l’infini. Les besoins fondamentaux comme la subsistance, la protection, et la liberté suivent des seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace de vie pour être heureux chez soi, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. Personne n’a besoin d’une croissance infinie de médicaments ou de médecins ; il nous faut simplement avoir accès à la quantité et à la qualité nécessaires de soins pour rester en bonne santé. Les gens qui n’ont pas de vélo ont besoin d’un vélo, pas d’une augmentation annuelle (et perpétuelle) de 3 % de la production de vélos. Et une fois ce vélo produit, les besoins de mobilité deviennent dépendants de notre capacité à l’entretenir et à le réparer, besoins que l’on peut soit marchandiser (points de PIB), soit organiser collectivement à travers des réseaux de réciprocité non marchands type ateliers vélo autogérés (pas de point de PIB).
Note
Super exemple illustrant l’inutilité du PIB
La qualité de vie
En Suède, la majorité des immeubles ont une « tvättstuga » (buanderie commune), alors qu’en France, plus de 96 % des ménages sont équipés d’un lave-linge individuel. En mutualisant la propriété des machines à laver, on en achète moins, ce qui fait baisser le PIB et la dépendance au pouvoir d’achat, tout en augmentant le pouvoir de vivre
La qualité de vie
Le temps passé au contact de la nature est déterminant pour le bien-être. Mais pour cela, il faut du temps et de la nature, deux facteurs de bien-être qui sont souvent mis à mal par la croissance économique
La qualité de vie
travailler moins, libérant ainsi du temps libre qui pourrait être passé agréablement dans une nature non dévastée par nos activités productives.
La qualité de vie
dans Théorie de la classe de loisir, Thorstein Veblen (1857-1929), le père fondateur de l’économie institutionnelle, affirmait quelque chose qui paraît maintenant évident : nous consommons, non seulement pour satisfaire des besoins directs (se loger, se nourrir, se déplacer, etc.), mais aussi pour afficher un statut social, pour se distinguer.
La qualité de vie
Le prix Nobel n’est une source de prestige que parce qu’il est attribué à peu de personnes, et qu’il permet donc de se hisser au-dessus des autres. Si tout le monde l’avait, il n’aurait aucune valeur. Même chose pour une Rolex et un sac à main Prada. James Duesenberry parle d’un « effet de démonstration » : nous consommons d’une certaine manière pour afficher notre statut social255.
La qualité de vie
C’est « l’effet de mode ». On peut aussi vouloir consommer plus (ou différemment) pour se différencier d’une classe que l’on considère comme inférieure – on parlera alors « d’effet de snobisme ». Plus les inégalités sont élevées, plus ces effets sont puissants
La qualité de vie
Comme le dit Hirsch, « si tout le monde se tient sur la pointe des pieds, personne ne voit mieux ». À quoi bon tous doubler nos heures de travail pour pouvoir se payer une Ferrari, si le but d’avoir une Ferrari est seulement d’impressionner les autres (qui ne le seront pas car eux aussi en auront une). Pour se démarquer, il faudra maintenant posséder deux Ferrari, et ainsi de suite. En définitive, la croissance des Ferrari n’augmentera pas le bien-être.
La qualité de vie
La promesse d’une croissance porteuse de bonheur est vide de sens
La qualité de vie
Pour une économie du bien-être, arrêtons de parler de niveaux de vie quantitatifs et concentrons-nous sur la qualité de vie, c’est-à-dire le pouvoir de vivre, le sens, et la convivialité, et non pas le pouvoir d’achat.
La qualité de vie
Si les besoins ne sont pas satisfaits, produisons ce qui est nécessaire pour qu’ils le soient et arrêtons-nous ensuite. La croissance doit être reconsidérée comme une stratégie d’ajustement temporaire à une situation de manque, et non pas comme le mode de fonctionnement par défaut d’une économie développée.
La qualité de vie
La question de comment augmenter le PIB est un bien pauvre substitut pour une question bien plus fondamentale : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment voulons-nous vivre ? Et que voulons-nous produire ?
La qualité de vie
Certains viendront nuancer le propos : si la croissance n’est pas suffisante pour résoudre les problèmes, elle reste du moins nécessaire – c’est le « théorème de la croissance comme préalable » que critiquait l’économiste Jean Gadrey il y a plus de dix ans déjà
La qualité de vie
Si l’on admet que la croissance ne réduit pas les inégalités, on dira qu’au moins, elle fait bouger le spectre des revenus vers le haut, réduisant alors la pauvreté. Et si l’on admet que la croissance n’a pas réussi à réduire la pauvreté, on dira que c’est parce qu’elle est inégalement redistribuée. Si l’on accepte que la croissance n’est pas nécessaire pour créer de l’emploi, on dira que le problème concerne notre capacité à rémunérer ces nouveaux emplois. Et si l’on admet qu’il est possible de financer des activités sans croissance, ce sera alors le manque d’emploi qui sera une limite. Ces raisonnements sont parfaitement circulaires, et dans le cadre des théories économiques dominantes, insolubles.
Note
Juste au cas où on me sorte ce genre d’arguments merdique
La qualité de vie
La dernière ligne de défense consistera à dire que toutes ces choses sont possibles en théorie, mais infaisables politiquement. Oui, nous pourrions faire disparaître la pauvreté et réduire les inégalités en redistribuant des richesses existantes ; oui, il est possible de trouver du travail pour chaque demandeur d’emploi sans forcément augmenter la production matérielle, et ainsi de suite, mais les politiques ne le feront pas. Si le débat arrive jusqu’ici, alors ce chapitre aura atteint son objectif : démontrer que les barrières à l’action ne sont pas économiques, mais bien politiques, morales, et culturelles.
La préhistoire de la décroissance
Dans la lignée de la contre-culture hippie et au terme des Trente Glorieuses, la révolution de Mai 1968 popularise une critique antisystème nourrie d’écologie politique, de féminisme, de tiers-mondisme, d’anarchisme, et d’anticapitalisme. Les graffitis de l’époque en disent long : « à bas la société de consommation », « l’économie est blessée – j’espère qu’elle va mourir ! », ou mieux encore, « on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance ». La société s’agite, et c’est à ces premières étincelles que l’on doit les prémices de la décroissance.
La préhistoire de la décroissance
Les limites à la croissance est d’ailleurs le titre du deuxième ouvrage sans lequel nous n’aurions sûrement jamais parlé de décroissance (The Limits to Growth en anglais
La préhistoire de la décroissance
Être objecteur de croissance, c’est s’alarmer des courbes de croissance qui viendraient bientôt épuiser les ressources naturelles, mettre en danger les écosystèmes, et dégrader le vivre-ensemble. En référence aux objecteurs de conscience, les objecteurs de croissance s’opposent à l’augmentation permanente de la production et de la consommation.
La préhistoire de la décroissance
Pour l’auteur, le « phénomène de la croissance » est enraciné dans « l’esprit de la civilisation occidentale moderne », ce qui l’amène à appeler à « une mutation profonde de notre pensée »
Note
Pour Benjamin Casteillo
La préhistoire de la décroissance
André Amar, philosophe diplômé de l’École normale supérieure, dans un article intitulé « La croissance et le problème moral », y écrit :
La préhistoire de la décroissance
« Il s’avérait que la croissance exponentielle, autant qu’elle les résolvait, posait des problèmes ; qu’elle comportait des coûts de toutes sortes : économiques, écologiques, et sociaux. On découvrait que, toute action étant ambiguë, la production pouvait être aussi dite destruction de matière première : qui produit du bois rase une forêt, la même chose se dit de deux façons265. » Charbonneau continue : « mais, si la croissance est un phénomène ambigu, la décroissance l’est aussi, et ses coûts comportent des gains. En produisant moins de pétrole, les États arabes ménagent leurs réserves et le temps de la transition pour le jour où elles seront épuisées. Et, s’il faut renoncer au Concorde, la production d’air pur et de silence, qui coûte cher au mètre cube, augmentera. Au lieu d’un journal de 40 pages, nous aurons une rivière plus claire ; et l’environnement sera mieux préservé […]. Si la croissance entraîne la mobilité sociale, la décroissance favorise la stabilité, donc l’équilibre social qui peut être lui aussi source de bonheur ; et, autant que sur la production, l’examen se portera sur ses modes et sa répartition. »
Note
Bernard Charbonneau264, autre pionnier de l’écologie politique. il signe en mars 1974 un texte de trois pages dans la revue protestante Foi & vie intitulé « Coûts de la croissance et gains de la décroissance ».
La préhistoire de la décroissance
Mansholt, qui ne restera en poste que six mois, réitère son appel dans une interview accordée au Nouvel Observateur. « La question est : étant donné les limites qui nous sont imposées à long terme pour la production d’énergie, de nourriture, de fer, de zinc, de cuivre, d’eau, etc., est-il possible de maintenir notre taux de croissance sans modifier profondément notre société ? En étudiant lucidement le problème, on voit bien que la réponse est non. Alors, il ne s’agit même plus de croissance zéro mais d’une croissance en dessous de zéro. Disons-le carrément : il faut réduire notre croissance économique, notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance – celle de la culture, du bonheur, du bien-être266. » On retrouve ici la décroissance à la fois comme une réduction de la production matérielle mais aussi comme un projet de société centré sur de nouvelles valeurs.
La préhistoire de la décroissance
Pierre Kende imagine un socialisme non productiviste dès 1971 dans L’abondance est-elle possible ? Dans Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme (1973
La préhistoire de la décroissance
Un processus de croissance qui bénéficie seulement à une très petite minorité et qui maintient ou accroît les disparités entre pays et à l’intérieur des pays n’est pas du développement. C’est de l’exploitation […]. La surconsommation qui monopolise les ressources et amasse les déchets doit être restreinte tandis que la production de biens essentiels pour les populations les plus pauvres doit augmenter. »
La naissance de la décroissance
Parler de « limites à la croissance » ne suffit plus pour interpeller. Il faut aller plus loin et trouver un concept choc pour éveiller les consciences : la décroissance.
La naissance de la décroissance
la « décroissance soutenable » comme alternative à l’oxymore du « développement durable », un développement qui ne pourra jamais être durable sans un dépassement du capitalisme et de son obsession pour la croissance.
La naissance de la décroissance
Mauro Bonaiuti, l’un des premiers intellectuels italiens à utiliser le terme, va plus loin. L’auteur appelle de ses vœux une « transformation profonde de l’imaginaire économique et productif », où la « décroissance matérielle » pourrait se transformer en une « croissance relationnelle et spirituelle ». On retrouve ici l’origine du moins de biens, plus de liens, qui deviendra plus tard l’un des slogans du mouvement
La naissance de la décroissance
La décroissance n’est plus seulement moins (de production) mais aussi plus (de relations sociales, de résonance, de bonheur, etc.).
La naissance de la décroissance
l’article de Serge Latouche y adjoint une dimension radicalement nouvelle : la décroissance comme « décolonisation de l’imaginaire de la croissance ». Intitulé « À bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! », l’auteur invite à « échapper au développement et à l’économisme », associant la décroissance à l’abandon d’un « imaginaire économique », c’est-à-dire de la croyance que plus est toujours synonyme de mieux.
La naissance de la décroissance
Serge Latouche commencera à conceptualiser la décroissance comme une « sortie de l’économie », c’est-à-dire l’abandon d’une vision utilitariste du monde, caractérisée par une relation extractiviste avec la nature, un productivisme aveugle, une omnimarchandisation des relations sociales, des pulsions consuméristes illimitées, et une obsession de l’argent et de son accumulation.
La naissance de la décroissance
La décolonisation de l’imaginaire de la croissance est d’ailleurs devenue l’une des phrases les plus célèbres du corpus décroissant. Elle capture bien l’idée centrale du concept : se défaire d’un mode de pensée monomaniaque obsédé par la valeur monétaire et son accumulation.
La naissance de la décroissance
avant de pouvoir décroître, il faut d’abord décroire, se débarrasser de la religion de la croissance3.
La naissance de la décroissance
Si le maître mot de l’objection de croissance des années 1970 était « réduction », celui de la décroissance des années 2000 est bien « émancipation ».
La naissance de la décroissance
Le nouveau projet de la décroissance vise à déconstruire le grand récit de la croissance, ainsi que les sous-idéologies qui l’alimentent : l’économisme qui sacrifie tout pour l’économie, le néolibéralisme et sa gouvernance par les marchés, l’extractivisme et l’exploitation sans fin de la nature, l’utilitarisme comme un culte de la maximisation, le capitalisme et sa dévotion pour l’accumulation du capital, le commercialisme comme transformation du monde en marchandises, le consumérisme et ses besoins illimités, le techno-scientisme comme refus des limites
La naissance de la décroissance
Serge Latouche plaide pour « une société dans laquelle les valeurs économiques auraient perdu leur centralité » et pour une « décolonisation de notre imaginaire et une déséconomisation des esprits ».
La naissance de la décroissance
Appel pour une insurrection des consciences qui déclare d’emblée : « la croissance n’est pas la solution : elle est le problème […] le temps de la décroissance soutenable est venu ». Sa pensée continue la tradition de la simplicité volontaire, imprégnée d’une spiritualité qui allie modération et non-violence. Pour sortir de la « société de surconsommation », il invite chacun à faire sa part. C’est de cette dernière idée que naîtra en 2007 le mouvement Colibri
Note
Rabhi
La naissance de la décroissance
Le mensuel La Décroissance, le journal de la joie de vivre est créé en mars 2004
La naissance de la décroissance
Ariès parle, lui, de « décroissance équitable », liant écologie et lutte contre les inégalités. Il la décompose en treize chantiers : détruire l’idéologie du progrès, celle du consumérisme, et celle du travaillisme ; relocaliser, organiser la gratuité des biens essentiels, respecter la nature, retrouver un mode de vie authentique, en lien avec le corps, le temps, et l’espace ; garantir l’autonomie, resymboliser la société, et développer le mouvement pour la décroissance.
La naissance de la décroissance
réduction d’un certain nombre de produits indésirables de la société capitaliste néolibérale, notamment l’empreinte écologique, la surconsommation, les déchets, et le temps de travail.
La décroissance aujourd’hui
Qui dit cours, dit mémoires et thèses. J’en ai répertorié 112 en anglais/français : 79 mémoires et 33 thèses de doctorat. Les sujets sont riches et variés. Celle de Luc Semal sur le militantisme décroissant (la première en France sur le sujet), de Dan O’Neill sur l’économie stationnaire, de Iana Nesterova sur les modèles d’entreprise compatibles avec la décroissance, la thèse d’Inês Cosme et son inventaire des propositions décroissantes, Matthias Schmelzer et l’histoire de « l’hégémonie de la croissance », Steffen Lange, François Briens, et Antoine Monserand sur la macroéconomie de la décroissance, Viviana Asara sur la démocratie, Jennifer Hinton sur le rôle de la lucrativité des entreprises, Aaron Vansintjan sur la propriété foncière, Kristofer Dittmer sur la monnaie, Jonas Van der Slycken sur la comptabilité nationale, Samuel Alexander sur la propriété279. Et bien sûr la mienne en 2019 : « The political economy of degrowth », à ma connaissance la première thèse sur le sujet à être défendue dans un département d’économie en France.
La décroissance aujourd’hui
Pour Gadrey, qui n’utilise pas le terme « décroissance6 », cette société serait marquée par plus de logements sociaux de qualité, plus de durabilité des biens, plus de temps libre, plus de sens au travail, plus de solidarité et de lien social, plus de démocratie, etc.
La décroissance aujourd’hui
la sociologue Dominique Méda publie en 2013 La Mystique de la croissance, critique de la « pathologie de l’illimité281 », cette croissance sans modération qui se fait contre la nature, et son PIB qui invisibilise les coûts sociaux et environnementaux de la croissance
La décroissance aujourd’hui
produire moins, partager plus, décider ensemble
Note
Yves-Marie Abraham, professeur à HEC Montréal, propose dans Guérir du mal de l’infini (2019)
La décroissance aujourd’hui
Je termine avec mon préféré, The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism (juin 2022) de Matthias Schmelzer, Andrea Vetter, et Aaron Vansintjan. Véritable encyclopédie de la décroissance, on y trouve l’intégralité de la littérature (presque une centaine de concepts) soigneusement organisée en typologies : 7 critiques de la croissance économique (écologique, socio-économique, culturelle, anticapitaliste, féministe, anti-industrialiste, et internationaliste), 5 courants de la décroissance portés sur différents angles (les institutions, la suffisance, les économies alternatives, le féminisme, ainsi que le post-capitalisme et l’altermondialisation), 3 principes de décroissance (justice écologique ; justice sociale, autodétermination, et la vie bonne ; indépendance vis-à-vis des impératifs de croissance), et 6 familles de propositions (démocratisation, économie solidaire, et communs ; sécurité sociale, redistribution, et limites sur l’accumulation de richesse ; technologies conviviales et démocratiques ; revalorisation et redistribution du travail ; démocratisation du métabolisme social ; solidarité internationale). Ce livre à lui seul résume parfaitement ce vaste domaine d’étude qu’est devenue la décroissance.
La décroissance aujourd’hui
Représentative de cet abandon progressif de l’hypothèse du découplage, une étude de février 2022 a montré que seulement 1 % des experts travaillant à l’Agence fédérale allemande pour l’environnement croient encore à la croissance verte286. Ce désaveu se trouve confirmé par le dernier rapport du GIEC qui, selon mon analyse, enterre une fois pour toutes le mythe d’un découplage suffisant entre PIB et charge écologique287.
Note
Timothée Parrique, « Le GIEC enterre la stratégie de la croissance verte », Timotheeparrique.com, 5 mai 2022. Pour une analyse plus détaillée : Timothée Parrique, « Decoupling in the IPCC AR6 WGIII », Timotheeparrique.com, 8 avril 2022. Traduit en français : « Le découplage dans le rapport AR6 du GIEC », Ex Naturae, 9 avril 2022.
La décroissance aujourd’hui
C’est une vérité de plus en plus difficile à nier : la croissance économique rend hasardeuse voire impossible la réduction des émissions, alors que cette réduction est bien plus facilement réalisable dans un scénario de décroissance où le volume de la production et de la consommation diminue288.
La décroissance aujourd’hui
décroissance n’est pas seulement une transition ou même un phénomène, mais plutôt un paradigme plus complet, à la fois une stratégie de transition et un projet politique294.
La décroissance aujourd’hui
L’Obs se demande s’il « faut avoir peur de la décroissance » et Le Monde « d’où vient ce concept politique qui fait débat à la primaire écologiste295 ? » Les médias se réveillent et découvrent que dans l’ombre d’un capitalisme prétendument vert mais en réalité inverdissable, des universitaires et des activistes ont passé deux décennies à élaborer un plan B.
La décroissance aujourd’hui
en France où certains médias continuent de s’adonner à un joyeux tabassage intellectuel297 en donnant la parole à des chroniqueurs et pseudo-experts qui semblent jouer des coudes pour faire étalage de leur totale ignorance du sujet (et qui n’ont rien lu des 600 articles académiques sur la décroissance).
Note
Les médias français merdias
La décroissance aujourd’hui
« La décroissance va au-delà de la critique de la croissance économique ; elle explore l’intersection entre la soutenabilité environnementale, la justice sociale, et le bien-être299. »
La décroissance aujourd’hui
. « La voie de la “décroissance” met l’accent sur des stratégies qui réduisent le débit matériel de la société, en protégeant le bien-être humain par une répartition équitable des richesses matérielles plutôt que par la croissance, en réduisant la consommation d’énergie et de ressources dans les pays les plus industrialisés afin de parvenir à une équité intergénérationnelle et intragénérationnelle et à une bonne qualité de vie pour tous302 ».
Note
Le GIEC
La décroissance aujourd’hui
la « Maison commune de la décroissance » est l’association la plus active sur le sujet en France, avec des rassemblements réguliers, un site pédagogique, et un magnifique ouvrage de synthèse sur le sujet303
La décroissance aujourd’hui
Si les politiciens mentionnent la décroissance, c’est souvent pour s’en écarter, à l’instar d’Emmanuel Macron, « à fond opposé » à la décroissance qu’il qualifie de « modèle amish », de l’ancien Premier ministre Édouard Philippe qui n’est pas un « défenseur de la décroissance », de son successeur Jean Castex qui ne croit pas à « la décroissance verte », et d’Elisabeth Borne aujourd’hui qui, dans son discours de politique générale, affirmait ne pas croire « que cette révolution climatique passe par la décroissance »308.
La décroissance aujourd’hui
Même les Verts sont assez réticents. En 2004, ils appelaient à une « décroissance équitable et sélective ». Mais lors des primaires de 2007, le décroissant Yves Cochet (l’un des seuls à défendre la décroissance au sein du parti) perd l’élection contre Dominique Voynet, défenseuse du développement durable. Les Verts cessent dès lors de parler de décroissance
La décroissance aujourd’hui
Éric Piolle se dit agnostique, « ni croyant dans la croissance, ni croyant dans la décroissance ». Yannick Jadot « se fout complètement » de la question, tout comme Sandrine Rousseau pour qui la décroissance « n’a pas tellement de sens économique »
La décroissance aujourd’hui
Soudainement, après deux décennies de tabassage intellectuel, la décroissance a le vent en poupe et s’invite dans de nombreuses sphères de la vie publique, des arts et des médias.
La décroissance aujourd’hui
la croissance est bel et bien en train de causer, non seulement la destruction du monde vivant, mais aussi le renforcement des inégalités et un mal-être généralisé.
La décroissance aujourd’hui
Après avoir développé une critique solide, la décroissance élabore une utopie avec la post-croissance, une société alternative construite sur de nouvelles valeurs.
6 - Un chemin de transition - Mettre l’économie en décroissance
Dans le chapitre 5, nous l’avons explorée comme paradigme, c’est-à-dire comme le développement historique de concepts et de valeurs qui servent aujourd’hui de principe directeur à une pensée et à un corpus de pratiques
Note
C’est ça un paradigme?
Une réduction de la production et de la consommation
Produire et consommer moins, c’est sans doute là le B.A.BA de la décroissance. Une économie en croissance produit et consomme plus d’une année sur l’autre, tandis qu’une économie en décroissance produirait et consommerait moins.
Une réduction de la production et de la consommation
on pourrait parler de rétrécissement et de ralentissement de l’économie telle que mesurée par le PIB, et surtout de son domaine marchand
Une réduction de la production et de la consommation
Le segment monétaire de la production rétrécirait après l’abandon d’une partie des activités, néfastes ou inutiles, qui le composent
Une réduction de la production et de la consommation
La majorité des activités publicitaires, par exemple, seraient amenées à disparaître, tout comme de nombreux services financiers1, et une portion importante de l’économie des services qui se retrouverait démarchandisée. L’économie serait donc nécessairement plus petite, car ces activités de production et de consommation cesseraient tout simplement d’exister, et avec elles toutes les extractions et pollutions qui y sont liées.
Note
La définanciarisation, par exemple. On pourrait confier aux autorités des marchés financiers la tâche d’interdire certains produits financiers comme les credit default swap sur la dette souveraine des pays du Sud, les cartes de crédit à taux d’intérêt élevé, les fonds de spéculation alimentaire, et les investissements dans les industries extractives. On pourrait également interdire (ou taxer) certaines formes d’échange comme le trading à haute fréquence.
Une réduction de la production et de la consommation
l’économie viendrait ralentir. Nous continuerions de produire et consommer certaines de nos marchandises, mais à des rythmes fortement ralentis, et selon d’autres modalités. Il importe ici de bien différencier la frugalité d’une part, une forme de renoncement (choisir de ne plus faire des choses que l’on faisait, par exemple prendre l’avion, acheter des SUV, faire de la publicité, concevoir des produits financiers, manger de la viande, et vendre des pesticides), de la sobriété d’autre part, une forme de modération (choisir de limiter des choses que l’on faisait : garder le même téléphone plus longtemps, partir en vacances moins loin, produire plus lentement avec des low tech et des énergies renouvelables, travailler moins). Nous produirions à peu près les mêmes choses qu’aujourd’hui, mais les fréquences et les volumes de production seraient moindres.
Une réduction de la production et de la consommation
cela ne veut pas dire qu’une économie en décroissance est la même chose qu’une économie en récession. La baisse du PIB n’est pas un objectif mais seulement l’une des conséquences d’une politique de décroissance.
Une réduction de la production et de la consommation
Assimiler une douloureuse récession à une politique maîtrisée de décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de comparer une amputation à un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids.
Une réduction de la production et de la consommation
Les secteurs amenés à décroître ne seront pas dépecés au fendoir ; imaginons plutôt une redirection graduelle de l’économie, planifiée démocratiquement, dans laquelle une partie de nos ressources, de notre temps de travail, de notre énergie, et de nos matériaux cessera d’être mobilisée pour produire certaines marchandises (surtout celles qui polluent et qui ne contribuent pas ou peu au bien-être), et pourrait alors être remobilisée partiellement au bénéfice de la société
Une réduction de la production et de la consommation
réduire la production par la décroissance ne veut en aucun cas dire s’appauvrir. On peut très bien diminuer fortement la valeur ajoutée monétaire d’une économie (le PIB) tout en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique, par exemple grâce à la hausse du temps libre et à l’amélioration des services écosystémiques.
Une réduction de la production et de la consommation
l’effet net sur le PIB du redéploiement des forces productives doit être négatif, si l’on veut qu’il allège l’empreinte écologique de manière suffisamment rapide (et qu’il libère le temps indispensable pour la prospérité sociale). Vu les taux de couplage entre PIB et pressions environnementales, un simple réagencement des activités ne suffira pas – nous n’avons pas le choix que de réduire la taille totale de l’économie.
Une réduction de la production et de la consommation
Le véritable défi de la décroissance, et ce sera l’argument central de ce chapitre, est d’organiser ce grand ralentissement pour qu’il soit écologiquement soutenable, socialement juste, et démocratiquement acceptable
Une réduction de la production et de la consommation
Le chômage, par exemple. Dans une société de croissance où le pouvoir de vivre est indexé au pouvoir d’achat, l’accès à un emploi rémunéré est une question vitale. Quand on sait que l’emploi dans notre société est aussi un des piliers principaux de l’identité personnelle et des relations sociales, on comprend que le chômage est une triple peine
Une réduction de la production et de la consommation
L’agroécologie et la mobilité douce, par exemple, n’ont pas les mêmes rendements que leurs homologues industriels en termes de valeur ajoutée classique, même si leur valeur ajoutée sociale (plaisir au travail, santé, relations sociales) et écologique (sobriété énergétique, impact environnemental, résilience) est supérieure.
Une réduction de la production et de la consommation
la baisse du temps de travail salarié ne signifie pas nécessairement une baisse du travail au sens anthropologique du terme. C’était l’enseignement principal du chapitre 3 : moins les gens dédient de temps à leur emploi plus ils peuvent participer à une foule d’activités productives et reproductives (mais non rémunérées) en dehors du secteur marchand.
Une réduction de la production et de la consommation
si la diffusion de la publicité pour les produits à haute intensité écologique était interdite sous la forme d’une « Loi Évin européenne du climat » (je pense notamment aux SUV, à la viande et aux produits laitiers, aux voyages en avion, et aux produits de luxe)315, il y a fort à parier que la demande pour ces produits s’écroulerait
Une réduction de la production et de la consommation
La décroissance de ces activités néfastes viendrait libérer du temps de travail, dès lors disponible pour d’autres activités plus bénéfiques.
Une réduction de la production et de la consommation
Dans une revue de littérature, nous avons identifié plus de 380 mesures concrètes de décroissance316
Note
Nick Fitzpatrick, Timothée Parrique et Inês Cosme, « Exploring degrowth policy proposals : A systematic mapping with thematic synthesis », Journal of Cleaner Production, 2022.
Pour alléger l’empreinte écologique
L’abandon des « grands projets inutiles et imposés317 » (aéroports, autoroutes, centres commerciaux, parkings, nouvelles centrales nucléaires, stades de foot, centres de données, certaines lignes grande vitesse, etc.), le décret de moratoires sur les forages marins et la création de sanctuaires écosystémiques, l’introduction de budgets nationaux de bien-être, une taxe progressive sur le patrimoine financier ajustée en fonction de l’empreinte carbone, l’annulation de certaines dettes, l’interdiction de certaines formes de publicité, l’allongement de la garantie des produits et la criminalisation de l’obsolescence programmée, l’interdiction des pesticides, la fermeture de lignes aériennes et le rationnement des billets d’avion, la réduction du temps de travail et la garantie de l’emploi, la généralisation de l’usage des logiciels libres, une taxe sur le transport routier, une taxe sur les transactions financières et l’interdiction de certains produits financiers et du trading haute fréquence, une taxe progressive sur les profits, le démantèlement des grandes entreprises dont les banques « too big to fail », l’imposition de la non-lucrativité pour les secteurs stratégiques comme l’éducation, la recherche, et la santé, la généralisation de la logique du logement social à l’ensemble du marché immobilier, une taxe sur la valeur ajoutée plus élevée pour les produits de luxe, des réseaux de réciprocités et des monnaies alternatives, la gratuité socialisée des services essentiels, le plafonnement des salaires à quatre fois le revenu minimum garanti, ou encore le rationnement des énergies fossiles sont quelques-unes de ces mesures. Chacune de ces propositions aurait pour conséquence, de manière plus ou moins sélective, la décroissance de la production et de la consommation, le rétrécissement et le ralentissement bénéfique de l’économie telle que mesurée par le PIB. L’effort de politique économique serait le même que celui engagé actuellement pour des politiques de croissance, mais avec un objectif radicalement différent : (1) alléger l’empreinte écologique (2) de manière démocratique (3) dans un esprit de justice sociale et (4) dans le souci du bien-être. Voilà les quatre éléments clés d’une stratégie de décroissance.
Pour alléger l’empreinte écologique
Du strict point de vue physique, l’économie ne produit et ne consomme pas, elle ne fait que transformer. Pour continuer à fonctionner, ce superorganisme économique ne peut s’approprier que les ressources naturelles qui existent déjà, et ne peut jamais complètement se débarrasser de ses déchets, qui, si indésirables soient-ils, continuent d’exister sous une forme transformée
Pour alléger l’empreinte écologique
Pour pouvoir perdurer dans le temps, la taille de l’économie ne doit pas dépasser les capacités de régénération des ressources naturelles qu’elle consomme ni les capacités d’assimilation et de recyclage des écosystèmes dans lesquels elle rejette ses déchets.
Pour alléger l’empreinte écologique
Une carotte pousse en 75 jours, un arbre peut prendre plusieurs décennies, et une ressource comme le pétrole se crée sur plusieurs centaines de millions d’années. Pour être soutenable, l’empreinte écologique d’une économie (c’est-à-dire ses prélèvements et ses impacts sur la nature) ne doit jamais dépasser la biocapacité du territoire en question. Cela vaut pour l’économie d’un village par rapport à la nature environnante, comme pour l’économie mondialisée par rapport à la planète entière. C’est la règle fondamentale de toute économie écologique :
Pour alléger l’empreinte écologique
la vitesse économique de consommation-rejet ne doit jamais dépasser la vitesse écologique de régénération-assimilation.
Pour alléger l’empreinte écologique
Une situation de dépassement prolongée détruit la biocapacité, en menant à des dégradations irréversibles de l’écosystème, et à l’épuisement des ressources naturelles. Dit autrement, la surexploitation d’une ressource renouvelable la rend de moins en moins renouvelable.
Pour alléger l’empreinte écologique
Surpêcher une population de poissons mènera à sa disparition, et émettre trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère nous expose à un réchauffement climatique qui perturbe déjà nombre de services écosystémiques.
Pour alléger l’empreinte écologique
Dans un pays comme la France, cette capacité de charge est largement dépassée. En 2015, la France transgressait déjà au moins 6 des 7 limites planétaires : émissions de gaz à effet de serre, usage du phosphore et de l’azote, empreinte matérielle, empreinte écologique, et usage des sols318. Selon cette étude, l’empreinte matérielle était de 21,9 tonnes par habitant en 2015, soit plus de trois fois la limite soutenable de 6,8 tonnes par Français. L’empreinte écologique des Français était de 4,8 hectares globaux (gha) par personne, soit le double de notre biocapacité (2,4 gha), et les émissions de gaz à effet de serre étaient égales à 3,4 fois le seuil qui permettrait de tenir une trajectoire sérieuse d’atténuation du réchauffement climatique
Pour alléger l’empreinte écologique
Pour être efficace, ce « régime » doit être sélectif et cibler en priorité les biens et services à fort impact écologique. Pour réduire l’empreinte carbone (l’usage du charbon, pétrole, et du gaz) et l’empreinte matérielle (l’extraction d’énergies fossiles, de minéraux, de métaux, et de biomasse), il faudra en priorité réduire l’usage de la voiture (26 % de l’empreinte carbone moyenne des Français et presque la moitié de leur empreinte matérielle)319, le chauffage au gaz et au fioul, ainsi que diminuer les activités d’élevage pour la viande et les produits laitiers, l’aviation, la construction, sans oublier les activités militaires.
Pour alléger l’empreinte écologique
Une étude relative à 29 pays développés sur la période 1990-2008 montre qu’une augmentation de 1 % du temps passé en emploi s’accompagne d’une hausse de 0,4 % de la consommation d’énergie320.
Pour alléger l’empreinte écologique
réduire le temps de travail, et avec lui la production, est un moyen rapide d’amorcer une décroissance pour atténuer au moins un de nos six dépassements écologiques.
Note
Paresse pour tous
Pour alléger l’empreinte écologique
Explorons quelques-uns des autres leviers à notre disposition. On peut les grouper en trois grandes catégories : les leviers d’interdiction, de rationnement, et de fiscalité. On pourrait d’abord fermer un certain nombre de lignes aériennes nationales et limiter le nombre de vols3, bannir la publicité pour les voyages en avion, interdire la vente de voitures à moteur thermique, et abaisser les limitations de vitesse. La deuxième option consisterait à rationner l’usage des énergies fossiles à travers un système de « carte carbone322 » ou bien des quotas plus ciblés comme l’octroi de droits à voler limités4. La troisième option, fiscale, augmenterait les prix des activités que l’on souhaite décourager, par exemple une « taxe progressive sur les billets d’avion323 » (le premier vol est non taxé ; au deuxième s’ajoute une surcharge de 150 €, ce montant augmentant avec chaque vol supplémentaire)5, une taxe sur le kérosène, un système de bonus-malus à la norvégienne qui surenchérit le coût des voitures lourdes et polluantes et facilite l’achat des véhicules électriques légers, et tout cela en facilitant l’accès à d’autres activités, par exemple en rendant les transports publics gratuits6. Ces instruments peuvent se superposer. Par exemple, une taxe progressive sur les billets d’avion dans un premier temps en parallèle de la fermeture de certaines lignes nationales, qui pourrait après un certain temps laisser place à un système de rationnement des voyages aériens, et puis peut-être plus tard, de l’usage de l’énergie fossile en général sur le territoire national, jusqu’à interdire totalement cet usage au niveau international. Même logique pour l’automobile : un système bonus-malus pollution/poids avec une interdiction de la publicité pour les voitures les plus lourdes et polluantes, qui précéderait l’interdiction de leur vente, elle-même précédant l’interdiction de toutes les voitures thermiques.
Pour alléger l’empreinte écologique
La tâche est plus facile qu’on ne le pense parce que la charge écologique est fortement concentrée géographiquement. Par exemple, 71 % des émissions mondiales peuvent être rattachées à seulement 100 entreprises, principalement dans le secteur de l’extraction d’énergie, et les 20 entreprises les plus polluantes causent un tiers de ces émissions324
Pour alléger l’empreinte écologique
Selon les estimations du cartographe Cedric Rossi326, les émissions sont pour leur immense majorité réparties sur quelques gros bassins industriels et les dix usines les plus polluantes représentent 34 % des émissions industrielles en 2021, soit 7 % des émissions françaises
Note
Cédric Rossi, « Carte des émissions françaises de gaz à effet de serre EU-ETS 2019 », data.gouv.fr, 18 mai 2021.
Pour alléger l’empreinte écologique
On réalise ici l’importance de la double mention production et consommation. Rien ne sert aux consommateurs de moins prendre leur voiture si la baisse des émissions est compensée par un surcroît d’activités militaires (un bombardier B-52 brûle en une heure autant de carburant qu’un automobiliste moyen en sept ans). Inutile d’arrêter de produire des SUV en France si l’on continue d’en importer d’ailleurs, et inutile de rouler en électrique si on continue d’exporter des SUV made in France à l’étranger. Le défi est d’organiser une décroissance coordonnée où moins consommer incite à moins produire, et vice versa.
Planifiée démocratiquement
La « degrowth by design » (la décroissance par la planification) s’oppose à la récession mais aussi à la « degrowth by disaster » (la décroissance par le désastre), qu’il conviendrait bien d’appeler effondrement
Planifiée démocratiquement
Si la décroissance doit être planifiée, c’est parce que le système économique actuel (le capitalisme) n’est pas conçu pour décroître, et qu’il est dominé par des agents économiques qui considèrent inacceptable de l’orienter vers sa décroissance
Planifiée démocratiquement
Comme un requin qui doit constamment être en mouvement pour respirer, notre système économique actuel ne peut se stabiliser que par la croissance328
Note
L’analogie du requin vient du documentaire The Great Simplification (2022)
Planifiée démocratiquement
Rien ne se produit et ne se consomme jamais tout seul. En ce sens, toute économie est planifiée d’une manière ou d’une autre. Contrairement à l’opinion courante, le néolibéralisme qui caractérise l’économie mondialisée actuelle n’est pas du tout le contraire de la planification. Il est en réalité une forme particulièrement planifiée du capitalisme où ce sont les grandes entreprises qui décident quoi produire, avec l’accompagnement de l’État qui facilite ouvertement l’expansion du champ économique au sein de la société.
Planifiée démocratiquement
Aujourd’hui, la production est planifiée à au moins quatre niveaux. Les gestionnaires d’entreprise décident quoi produire, souvent dans une optique de lucrativité. Les associations à but non lucratif planifient également leur production mais selon des critères plus larges. En tant qu’individus, nous planifions notre travail, généralement en vue de maximiser notre pouvoir d’achat, ainsi que notre consommation (elle-même déjà partiellement plannifiée par la publicité). Et bien sûr, le gouvernement planifie une partie de la production, celle des administrations publiques, et participe à la planification du reste de l’économie en la régulant (actuellement selon des objectifs de croissance).
Planifiée démocratiquement
À quoi ressemblerait une planification organisée pour la décroissance ? Parmi les quatre niveaux précédents, c’est bien celui des entreprises qui pose problème. En effet, c’est le pouvoir disproportionné des grandes entreprises, renforcé par une idéologie néolibérale qui fait de la lucrativité la boussole de la société, qui impose des comportements indésirables aux trois autres niveaux.
Planifiée démocratiquement
Le gouvernement est forcé de défendre les intérêts des grands groupes ; les associations doivent vivoter avec l’aumône des entreprises et les financements publics ; et le comportement des consommateurs est fléché par les entreprises à travers la publicité et les pratiques d’obsolescence organisée. Pour pouvoir mettre en œuvre une stratégie de décroissance, il faudra nécessairement reprendre le contrôle des organisations qui aujourd’hui bloquent activement toute tentative de sobriété.
Planifiée démocratiquement
Nous savons que les entreprises fossiles doivent réduire de 74 % la production de pétrole et de gaz d’ici à 2030329. Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, il faudrait renoncer à exploiter au moins 60 % des réserves de pétrole et de gaz et 90 % des réserves de charbon330. Difficile de croire que des entreprises privées à but lucratif vont volontairement renoncer à ces profits potentiels. Si cela était plausible, elles l’auraient sûrement déjà fait. Au contraire, ces entreprises font tout pour sauvegarder leurs marges et continuer à extraire7. L’alternative consiste à les nationaliser (intégralement ou en partie) et à prendre cette décision à leur place. On pourrait imaginer un pôle public de l’énergie qui rassemblerait EDF, Engie, Total, ainsi que d’autres plus petits fournisseurs, pour permettre la coordination d’une stratégie de sobriété énergétique nationale et d’une transition rapide vers les énergies bas carbone.
Planifiée démocratiquement
Selon la même logique, on pourrait former un pôle stratégique du transport qui inclurait la nationalisation de la SNCF, des autoroutes, des aéroports, et des grandes compagnies aériennes et maritimes. Si les banques continuent de refuser de financer la transition écologique8, il faudra aussi prendre cette décision à leur place. Un contrôle démocratique des grandes banques permettrait de généraliser la politique de la Banque Postale et de suspendre le financement de toutes les entreprises qui développent des nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles331
Planifiée démocratiquement
Même chose pour l’industrie pharmaceutique, les entreprises de télécommunication, et toutes les autres entreprises que l’on voudrait radicalement transformer dans les années à venir. Si le mode de gouvernance appropriée pour ces organisations sur le long terme reste une question ouverte (nous nous pencherons sur la question au chapitre suivant), leur contrôle hiérarchisé par une minorité d’actionnaires en attente de retours sur investissement est fondamentalement incompatible avec l’objectif d’une transition écologique par la décroissance
Planifiée démocratiquement
par transformation, il faut comprendre fermeture, démantèlement et reconversion, comme l’expliquent les auteurs de la « redirection écologique332 ». Les industriels de l’automobile doivent cesser (de manière volontaire ou contrainte) de concevoir, produire, et vendre des grosses voitures thermiques, et se concentrer sur une production limitée de véhicules électriques légers. Les compagnies aériennes doivent fermer certaines lignes nationales et certains aéroports et supprimer la plupart des vols internationaux. Les sociétés d’autoroutes doivent abandonner leurs projets d’expansion, et démanteler une partie de l’infrastructure existante. Les banques doivent renoncer à tout investissement dans les énergies fossiles et entamer la fermeture d’une partie des marchés financiers. La décroissance à l’échelle d’une économie nationale est le résultat agrégé de multiples protocoles de fermeture/démantèlement/reconversion à l’échelle des entreprises.
Planifiée démocratiquement
Certains objecteront que ces stratégies de nationalisation sont un risque pour la productivité de ces entreprises et pour la compétitivité du pays (c’est-à-dire, dans la matrice d’une économie de croissance, les profits et le PIB). Nous avons déjà vu qu’il fallait redéfinir ce que l’on entend par productivité et sans doute abandonner l’idéologie de la compétitivité compte tenu de l’urgence à laquelle nous faisons face, qui est écologique et sociale avant d’être économique
Planifiée démocratiquement
Un pays comme la France peut se permettre de perdre des profits (surtout ceux captés par des minorités déjà riches), mais il ne peut pas se permettre de perdre sa biodiversité et ses écosystèmes
Planifiée démocratiquement
planifier pour la décroissance (prendre le contrôle pour fermer, démanteler, et reconvertir) aura l’effet inverse de cette planification pour la croissance (prendre le contrôle pour optimiser et accumuler). Entre le gouvernement et des multinationales privées, qui a le plus de chances d’agir pour protéger l’intérêt de la planète et du bien commun ?
Planifiée démocratiquement
nationaliser n’est pas l’unique réponse. Les secteurs stratégiques et les biens et services de réseaux se prêtent facilement à une gestion publique. Pour d’autres, l’objectif doit être de coopérativiser les entreprises, c’est-à-dire de démocratiser leur fonctionnement, en espérant que cette ouverture à la délibération permette de prendre des décisions pour l’intérêt général. Là encore, il paraît plus probable pour une coopérative de décider de renoncer à une partie de ses activités pour préserver l’habitabilité de notre planète que pour une entreprise privée, hiérarchique, et à but lucratif de prendre la même décision
Dans un esprit de justice sociale
revoir complètement les processus de prise de décision en s’appuyant sur l’expérience des coopératives existantes.
Dans un esprit de justice sociale
logique de « contraction et convergence » : décroissance pour les privilégiés (la contraction) et croissance pour ceux qui en ont le plus besoin (la convergence). Dans un monde aux contraintes environnementales de plus en plus serrées, nous devons partager nos budgets écologiques de manière plus équitable. Si les pays du Sud ont besoin de davantage de ressources pour construire les infrastructures essentielles au bien-être, il faudra faire décroître les économies des pays du Nord. Dit autrement, la décroissance des pays riches est une condition sine qua non pour la prospérité des pays pauvres.
Dans un esprit de justice sociale
Selon un rapport de France Stratégie345, les 50 % des ménages les plus modestes devront réduire leur empreinte carbone de 4 % d’ici à 2030, contre 81 % pour les 10 % des ménages les plus riches346, c’est-à-dire ceux ayant un revenu de plus de 3 328 euros par mois et un patrimoine dépassant les 607 700 euros
Dans un esprit de justice sociale
Une taxe carbone avec un mécanisme redistributif, selon le modèle de la « contribution climat anti-pauvreté énergétique348 », permettrait à la moitié des ménages français les plus vulnérables de recevoir plus qu’ils ne paient. On pourrait aussi, comme le propose Thomas Piketty349, à minima ajuster le barème de l’impôt sur le revenu afin de neutraliser l’effet de la taxe carbone sur les ménages les plus modestes, ou bien même mettre en place une taxation progressive des émissions (aucune taxe sur les premières tonnes, et puis un renchérissement progressif jusqu’à des niveaux d’empreinte maximaux, au-delà desquels l’amende se substituerait à la taxe).
Dans un esprit de justice sociale
Le français moyen aura beau renoncer à voler et arrêter de manger de la viande, l’initiative restera lettre morte si ceux qui contrôlent les entreprises continuent d’investir dans la production de toutes ces choses qu’il faudrait urgemment arrêter de produire.
Dans un esprit de justice sociale
Reprenons l’exemple de l’aviation. En 2018, 1 % de la population mondiale a causé 50 % des émissions du secteur et plus de 96 % d’entre elle n’a pas pris l’avion353. Seulement 10 pays se partagent 60 % des émissions du secteur354. À l’échelle de l’Union européenne, seuls les 10 % des ménages les plus riches prennent l’avion355. En Grande-Bretagne, 60 % des vols sont pris par 10 % de la population, et la moitié de la population ne prend jamais l’avion356. Même chose chez nous : seulement un quart des Français prend l’avion chaque année357.
Et dans le souci du bien-être
L’augmentation du PIB est corrélée à une augmentation du bien-être en dessous d’un certain niveau de revenu par habitant. Au-delà de ce niveau, les effets s’inversent. L’augmentation du PIB devient néfaste, surtout quand celui-ci est distribué inéquitablement. Dit autrement, dans un pays comme la France, la croissance ne fait plus le bonheur (chapitre 4).
Et dans le souci du bien-être
la décroissance vise à réduire la production et la consommation dans le souci du bien-être.
Et dans le souci du bien-être
La façon la plus facile de faire baisser l’empreinte écologique tout en maintenant la qualité de vie est de renoncer aux produits très polluants qui contribuent peu au bien-être. Si l’on veut réduire les vols en avion, par exemple, on commencera par les fréquents week-ends de vacances des ménages les plus aisés et pas par les vols humanitaires et les réunions familiales ; si on veut réduire le nombre de grosses voitures polluantes, on commencera avec les véhicules particuliers dans les grandes villes et non par les ambulances et les secours de haute montagne.
Et dans le souci du bien-être
Pour organiser la décroissance dans le souci du bien-être, il faut apprendre de ces pays qui parviennent à découpler bien-être et empreinte écologique (une question d’ailleurs bien plus importante que celle du découplage avec le PIB).
Et dans le souci du bien-être
Dans les 106 pays étudiés, la qualité des services publics, la redistribution des revenus, et la démocratie sont des stratégies statistiquement plus efficaces pour améliorer le bien-être et bien moins intenses écologiquement que la croissance du PIB.
Et dans le souci du bien-être
Une politique de décroissance heureuse consisterait donc à étendre l’accès à des services publics de qualité, par exemple via la gratuité. Santé, éducation, transports en commun, gestion de l’eau, accès à internet, téléphonie, et autres biens et services essentiels seraient financés collectivement par cotisations selon le modèle de la gratuité socialisée et gérés de la manière la plus locale et démocratique possible dans une logique de non-lucrativité.
Et dans le souci du bien-être
La tarification de ces biens et services serait progressive : gratuité des choses indispensables, et renchérissement progressif des consommations pour pénaliser le gaspillage et le « mésusage363 ».
Et dans le souci du bien-être
À quoi bon protéger le porte-monnaie des consommateurs lorsque la logique même de la production lucrative vise à vendre au prix le plus élevé possible ?
Et dans le souci du bien-être
Il faudrait plutôt encadrer les prix des choses essentielles pour les rapprocher des coûts réels de production
Note
À cause de la situation de monopole
Et dans le souci du bien-être
C’est une question de priorité : nous devons ralentir les activités les plus polluantes et les moins utiles afin de préserver celles que l’on considère comme essentielles, et qu’il faudra alors verdir le plus possible.
Et dans le souci du bien-être
l’une des propositions de la Convention citoyenne pour le climat : que soit inscrite sur la publicité des produits les plus polluants la mention « En avez-vous vraiment besoin ? La surconsommation nuit à la planète366. »
Et dans le souci du bien-être
On pourrait donc « travailler moins pour vivre mieux368 », renoncer à concevoir de plus grosses voitures, à bâtir des antennes 5G, et à développer le tourisme spatial pour pouvoir s’adonner à une vie associative et politique riche de sens, même si légère en termes de PIB. La décroissance économique serait alors une « immense croissance intellectuelle, hédoniste, humaniste et écologiste369 » et un formidable progrès pour nos sociétés.
Et dans le souci du bien-être
Une décroissance intelligente permettrait de redescendre au-dessous de plafonds écologiques soutenables tout en générant un triple dividende social : une économie plus participative où l’on décide ensemble de ce que l’on veut produire et consommer, moins de pauvreté et d’inégalités, et une qualité de vie plus résiliente aux chocs géopolitiques, économiques, et écologiques.
Et dans le souci du bien-être
C’est une « heureuse coïncidence », comme dit Jason Hickel : ce que nous devons faire pour survivre est aussi ce que nous devrions faire pour être heureux370.
Une économie stationnaire
C’est une économie stationnaire en relation harmonieuse avec la nature où les décisions sont prises ensemble et où les richesses sont équitablement partagées afin de pouvoir prospérer sans croissance. Nous retrouvons ici les quatre points cardinaux définis au chapitre précédent (soutenabilité, démocratie, justice, bien-être), mais dans une perspective différente : non plus comme critères d’une transition temporaire, mais comme principes de fonctionnement d’une économie pérenne.
Note
Post croissance
Une économie stationnaire
Nous revenons donc à cette double question fondamentale qui nous a guidé tout au long du livre : « De quoi avons-nous vraiment besoin pour être heureux ? » et « Que pouvons-nous vraiment nous permettre de produire pour préserver l’habitabilité de notre planète ? » Voilà qui devrait être l’objectif de toute économie.
Une économie stationnaire
Pourtant nous associons aujourd’hui la production à l’accumulation (de plus en plus), alors que nous devrions l’associer à un processus de contentement (assez).
Une économie stationnaire
Une économie du contentement produit ce dont nous avons vraiment besoin – pas plus, les besoins humains étant fondamentalement finis.
Note
Ah bon? Pas si tu es en manque…
Une économie stationnaire
Bien sûr, de nouveaux besoins peuvent apparaître, ce qui nécessite un surcroît de production, de la même manière que d’autres peuvent disparaître, ce qui s’accompagne d’un déclin de la production. On produit davantage de masques pendant une pandémie, et on lève le pied une fois la crise terminée
Note
Mais
Une économie stationnaire
Il faut lever immédiatement un doute répandu : la stagnation de la production ne signifie en aucun cas la fin de l’innovation et du progrès. Dans une économie stationnaire post-croissance, les gains de productivité sont utilisés, non pas pour augmenter la production comme aujourd’hui, mais plutôt pour réduire le temps de travail et rendre ses conditions plus agréables
Note
Je suis pas convaincu
Une économie stationnaire
Une économie fonctionnelle mobilise des ressources naturelles (mais pas trop) pour produire des biens et services (utiles) et les répartir (équitablement), tout en investissant dans de nouvelles activités (nécessaires).
Note
Il faut définir ce qui est nécessaire. Léger cet argument
Une économie stationnaire
C’est un vaste chantier que l’on peut diviser en quatre projets de transformation : (1) repenser notre relation avec le vivant, (2) transformer la façon dont nous produisons, (3) harmoniser le partage des richesses, et (4) redéfinir la prospérité.
En harmonie avec la nature
C’est un principe de bonne intendance : on ne consomme pas plus que les écosystèmes peuvent produire et on ne rejette pas plus que ce qu’ils peuvent éliminer.
En harmonie avec la nature
Il faut que notre mode de production soit aussi circulaire que possible en termes d’utilisation des matériaux, et aussi renouvelable que possible en termes d’énergie
En harmonie avec la nature
Jusqu’ici, la soutenabilité a été présentée sous un angle économique. La nature nous rend service et il est donc dans notre intérêt de la préserver. Le terme de « ressources naturelles » suggère que la valeur de la nature dépend de son utilité dans le processus de production, et le terme de « capital naturel » traite la nature dans son ensemble comme un investissement qu’il faudrait faire fructifier
En harmonie avec la nature
En parlant « d’écosystèmes », on appréhende le vivant à travers le langage de l’ingénierie, on voit la nature comme une machine que l’on pourrait casser et ensuite réparer
En harmonie avec la nature
Imaginons à quel point nos comportements seraient différents si nous traitions les écosystèmes comme des sociétés naturelles peuplées d’êtres vivants. Brûler une forêt ou saccager un récif de corail s’apparenteraient alors davantage à un génocide qu’à une panne.
En harmonie avec la nature
Nous devons nous doter d’une « conscience écologique », comme disait le philosophe américain Aldo Leopold dans son Éthique de la terre378. C’est l’idée d’une « communauté élargie » qu’on retrouve aussi dans la philosophie du buen vivir379. La société dans laquelle nous vivons n’est pas seulement humaine mais aussi animale, végétale, et minérale. Dans une économie écologique, nous sommes tous citoyens de cette collectivité du vivant. C’est l’idée d’une « convivialité multi-espèces380 », un mode d’interaction où nous considérons la nature qui nous entoure comme un sujet de droit.
En harmonie avec la nature
Nous ressentons déjà cette sympathie écologique mais elle est souvent sacrifiée dans un processus de production qui étouffe ce sentiment
En harmonie avec la nature
Il n’y a pas de place pour l’amour des animaux dans un abattoir ou dans une ferme d’élevage industriel ; les gens y travaillent pour gagner leur vie, c’est déjà ça.
Note
Pour survivre
En harmonie avec la nature
Il faut donc concrétiser cette sympathie écologique en donnant des droits à la nature de la même manière que nous nous sommes progressivement donné des droits à nous-mêmes
En harmonie avec la nature
Accordons aux animaux un droit à la vie et au bien-être1, ce qui nous engagerait également à ne pas détruire leurs habitats.
Note
Comment fais tu pour justifier la présence humaine?
En harmonie avec la nature
Accorder à une forêt, à un récif corallien, à un lagon, à un marécage ou à une chaîne de volcans le statut de patrimoine mondial les protège de l’appât du gain à court terme et de l’exploitation qui en découle – ils deviennent un sanctuaire de vie
Où les décisions sont prises ensemble
L’idée est simple mais ses implications sont radicales : et si la meilleure façon de rester en harmonie avec la nature était de redéfinir cette division entre les humains et les non-humains que nos économies modernes ont poussée à son paroxysme ?
Où les décisions sont prises ensemble
Si l’objectif d’une économie est de contenter, il faut constamment s’assurer qu’elle produise ce dont les gens ont besoin. Or pour savoir ce dont les gens ont besoin, il faut qu’ils puissent s’exprimer. Il faut pouvoir discuter ensemble de ce qu’il faut produire et de comment le faire, et donc élargir le processus démocratique à l’économie dans son ensemble. C’est l’idéal de la démocratie économique qu’on retrouve dans des théories comme le « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin, le « confédéralisme démocratique » de Abdullah Öcalan, et « l’économie de la permanence » de Joseph C. Kumarappa382. L’idée essentielle est là : allier une démocratie directe, délibérative, et participative de proximité à une démocratie représentative à de plus hauts niveaux, comme celui de la région, du pays, ou d’un groupe de pays.
Où les décisions sont prises ensemble
À l’échelle locale, des « tables de quartier » comme celles qui existent à Montréal depuis les années 1960 pour construire des projets collectifs entre voisins. À l’échelle de la commune, des « budgets participatifs » dans la tradition de ceux qui ont émergé à Porto Alegre dans les années 1980 pour décider de la répartition du budget municipal.
Où les décisions sont prises ensemble
À l’échelle des entreprises, des conseils de cogestion multi-parties prenantes pour convier les acteurs du territoire (travailleurs, usagers, collectivités territoriales, voisinage, etc.) dans les processus de décision sur le choix des produits, des technologies de production, et des prix. À l’échelle d’un pays, des conventions citoyennes régulières et des référendums d’initiative citoyenne. À l’échelle internationale, des assemblées transnationales comme l’Union africaine, l’Union européenne, et les Nations unies.
Où les décisions sont prises ensemble
Il est relativement simple et rapide de produire par les prix et pour les profits, surtout dans une entreprise hiérarchique où seulement une poignée d’individus décident. Il est plus compliqué de produire par les besoins et pour le bien-être en incluant les intérêts d’une communauté élargie de parties prenantes.
Où les décisions sont prises ensemble
Il faut identifier les besoins qui, contrairement à la demande, ne sont pas directement visibles et mesurables, et discuter de l’équilibre entre plusieurs intérêts parfois contradictoires lorsque l’on vient fixer le prix des produits.
Où les décisions sont prises ensemble
Imaginons une économie où chaque entreprise serait légalement obligée de définir une mission de production3 claire, qui justifie aux yeux du public en quoi consiste son activité, et en quoi celle-ci est utile à la satisfaction des besoins. Idéalement, cette mission serait lucide, sincère, énoncée en termes précis, et suivie d’effets. Cette mission serait définie par une convention multi-parties prenantes, sur le modèle des conventions citoyennes. Chaque entreprise serait dotée d’un comité de mission qui contrôlerait en interne l’adéquation de l’activité avec la mission, et les entreprises seraient régulièrement auditées en externe par des « tribunaux d’existence383 » qui détermineraient cette même adéquation, comme c’est déjà le cas pour les sociétés coopératives d’intérêt collectif.
Où les décisions sont prises ensemble
Le modèle de l’entreprise à mission viendrait donc remplacer celui de l’entreprise à but lucratif. Ce changement en apparence superficiel pourrait être plus révolutionnaire qu’on ne le pense
Où les décisions sont prises ensemble
Au lieu d’accorder la présomption de bienfaisance à toutes les entreprises au nom d’une prétendue « liberté d’entreprendre », la logique serait inversée : pour exister, une entreprise doit avoir une mission (et un plan concret pour l’atteindre) qui résonne avec les besoins des territoires et des populations. Il y aurait une double sélectivité démocratique de la production sur les finalités (que voulons-nous produire ?) et sur les moyens (comment voulons-nous produire ?). Cela éviterait non seulement de gaspiller des ressources précieuses pour satisfaire des besoins minoritaires ou inessentiels, mais également de décourager les techniques de production socialement et/ou écologiquement nuisibles.
Note
Encore faut-il que le peuple ait connaissance de ses propres besoins. Si les marketing savent mieux que nous ce dont nous avons besoin, c’est qu’ils ont passé plus de temps à étudier notre psyché que nous-mêmes. Si les hommes étaient des chamans ce serait différent
Où les décisions sont prises ensemble
L’idée centrale est de trouver un équilibre entre au moins trois grandes familles d’objectifs : la soutenabilité (la charge écologique), la convivialité (le bien-être des parties prenantes), et la productivité (l’efficience productive). Il y a une hiérarchie entre ces objectifs. La première condition de pérennité d’une entreprise est d’être viable écologiquement. Il convient ensuite de s’assurer que son utilité sociale est positive
Où les décisions sont prises ensemble
nuisibles. Qui dit mission, dit indicateurs de prospérité.
Où les décisions sont prises ensemble
Dans une économie capitaliste, les actionnaires et gestionnaires des entreprises poussent à la productivité même si celle-ci se fait au détriment de la convivialité et de la soutenabilité
Où les décisions sont prises ensemble
Dans une démocratie économique, les parties prenantes satisfont impérativement la soutenabilité et la convivialité avant d’optimiser la productivité. C’est le mode de production qui résonne le plus avec le sens commun
Où les décisions sont prises ensemble
En termes de temps de travail, baisser la productivité horaire n’est pas une régression si elle permet d’augmenter la convivialité horaire.
Où les décisions sont prises ensemble
Bien qu’il existe une base constante de besoins humains fondamentaux, certains besoins ne sont pas gravés dans le marbre – ils peuvent évoluer avec le temps. C’est pour cela qu’une économie du bien-être (centrée sur les besoins) doit obligatoirement se doter d’institutions de démocratie délibérative.
Où les décisions sont prises ensemble
Le modèle de l’entreprise privée hiérarchique et autoritaire doit laisser place à celui de la démocratie d’entreprise multi-parties prenantes. C’est la logique des coopératives
Où les décisions sont prises ensemble
Comprenons le mot « coopérative » ici dans un sens beaucoup plus large que « entreprise », et plus proche d’un commun, ces « institutions gouvernées par les parties prenantes liées à une chose commune ou partagée (matérielle ou immatérielle) au service d’un objet social, garantissant collectivement les capacités et les droits fondamentaux (accès, gestion et décision) des parties à l’égard de la chose ainsi que leurs devoirs (préservations, ouverture et enrichissement) envers elle386 ».
Où les décisions sont prises ensemble
Décider ensemble quoi produire veut aussi dire décider ensemble de comment financer des nouveaux projets.
Note
Dans ce système financement=priorisation
Où les décisions sont prises ensemble
Aujourd’hui, une entreprise peut se financer soit par crédit bancaire, soit par une levée de fonds actionnariale. La banque demande des intérêts et les actionnaires des dividendes, les deux créant un impératif de lucrativité. Dans une économie sans croissance, il faudrait que les entreprises puissent se financer auprès d’acteurs qui n’exigent pas de retours financiers perpétuellement positifs
Où les décisions sont prises ensemble
Le crédit bancaire pourrait être organisé à travers des coopératives bancaires à but non lucratif, qui évalueraient chaque nouveau projet de production en fonction de sa contribution à l’intérêt général (l’adéquation avec la raison d’être de l’entreprise).
Note
Ou alors on peut imaginer un dividende universel et les gens sont libres de l’affecter à des projets publics. On peut imaginer X% du dividende universel alloué à des projets collectifs
Où les décisions sont prises ensemble
Au lieu d’accorder des crédits aux projets les plus rentables (c’est le cas aujourd’hui), ces nouveaux communs bancaires privilégieraient les projets créateurs de bien-être, de justice sociale, et respectueux de la nature.
Note
Démocratique donc. Il faut insister sur le fait qu’elire des représentants et se désintéresser de la politique est dangereux, tout comme faire confiance à un média sans se renseigner sur le fond des sujets… Donc il faut rendre la démocratie plus sexy, et le savoir aussi. Il faut enfin abandonner ce syndrome de l’enfant dans un corps adulte qui cherche un papa en la figure d’autorité du président
Où les richesses sont équitablement partagées
Tout le monde devrait pouvoir satisfaire ses besoins les plus fondamentaux. On protège aujourd’hui les ménages les plus pauvres contre la précarité énergétique avec un « chèque énergie » et l’on garantit un pouvoir d’achat culturel minimum pour les jeunes avec le « chèque culture5 ». Plus généralement, il existe toute une infrastructure d’assurances qui permet de protéger partiellement les individus contre le chômage et la pauvreté. Et si on allait plus loin en élargissant la logique de la sécurité sociale à une « sécurité économique388 » ?
Où les richesses sont équitablement partagées
un héritage minimum garanti. C’est la « dotation universelle en capital » dans le socialisme participatif de Thomas Piketty389. À l’âge de vingt-cinq ans, chaque individu recevrait un héritage équivalent à 60 % du patrimoine moyen (environ 120 000 euros), et cela financé à travers un impôt sur la propriété privée. Cet impôt sur la propriété serait progressif en sept tranches, allant de 0,1 % pour ceux possédant la moitié du patrimoine moyen à 90 % d’imposition pour la richesse dépassant plusieurs milliers de fois le patrimoine moyen.
Où les richesses sont équitablement partagées
Au sein d’une entreprise à but non lucratif, la fixation du salaire cesse d’être une lutte entre les employés et les managers
Où les richesses sont équitablement partagées
la seconde proposition de Thomas Piketty (après la taxe sur le patrimoine) : une taxation des revenus organisée en sept tranches d’imposition progressives en fonction du revenu moyen. Un ménage qui reçoit la moitié du revenu moyen ne sera imposé qu’à 10 % (y compris cotisations sociales et taxe carbone) ; un autre qui gagne 5 fois le revenu moyen serait imposé à 50 % ; et progressivement jusqu’aux revenus les plus élevés qui paieront jusqu’à 90 % d’impôts sur les revenus dépassant de plusieurs milliers de fois le revenu moyen (on pourrait même ajouter à ce système un plafonnement légal des revenus et des patrimoines). Ce système redistributif permettrait de financer un revenu minimum garanti fixé au seuil de pauvreté, reçu automatiquement par toutes les personnes vivant sous ce seuil
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
Une économie ne peut pas prospérer sans croissance si sa prospérité est elle-même définie par la croissance. Nous devons donc redéfinir une nouvelle vision de la prospérité
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
Éloi Laurent imagine un tableau de bord divisé en trois sections : bien-être ici et maintenant (égalité entre personnes et territoires), bien-être plus tard (soutenabilité patrimoniale), et bien-être ailleurs (responsabilité globale)397. L’objectif d’une économie de la post-croissance serait de poursuivre ce triple agenda.
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
L’idéologie de la croissance est une passion de l’avoir concentrée sur la possession et obnubilée par l’argent. Nous devons la remplacer par un autre mode d’existence fondé sur les relations humaines, l’accomplissement intellectuel et spirituel dans une relation épanouie avec le monde qui nous entoure. Beaucoup de concepts existent pour décrire ce changement de paradigme : « sobriété conviviale », « sobriété heureuse », « frugalité abondante », « écosuffisance », « hédonisme alternatif » et « hédonisme frugal », « vie simple » ou des termes plus courants comme la simplicité volontaire, l’anticonsumérisme, le post-matérialisme, la déconsommation, et le minimalisme
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
« Lagom », comme disent les Suédois. Ni trop, ni pas assez – le juste milieu.
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
La santé, l’éducation, les transports, l’énergie, l’alimentation, le logement : ces secteurs devraient tous être gérés le plus démocratiquement possible dans la logique coopérative de la non-lucrativité.
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
À quoi ressemblerait une économie davantage centrée sur le lagom suédois ? C’est une économie sans bullshit jobs (imaginez si tous ceux qui ne prennent pas de plaisir et ne sont pas respectés dans leur travail cessaient de le faire), sans publicité non désirée ni obsolescence organisée, où l’on ne produit que ce dont on a vraiment besoin. Une économie débarrassée de la production lucrative et de ses rentiers, avec des prix honnêtes encadrés par des planchers et des plafonds qui oscillent autour des coûts de production ; une économie des gratuités partagées où l’on n’a pas besoin de posséder quelque chose pour pouvoir l’utiliser
Afin de pouvoir prospérer sans croissance
à quoi bon créer des emplois (qui n’épanouissent personne) pour produire (d’une manière écologiquement insoutenable) afin d’augmenter le pouvoir d’achat (sans pour autant augmenter le pouvoir de vivre), et tout ça pour consommer (des choses dont on pourrait se passer) ?
Repoussoir ?
Ce serait prendre les gens de haut que de penser qu’on doive les préserver en ne leur présentant que des concepts édulcorés de toute nuance qui camouflent plutôt qu’ils ne révèlent la vérité scientifique. Après tout, comment résoudre un problème si on ne peut pas parler de sa cause avec les mots adéquats pour la décrire ?
Repoussoir ?
pourquoi la « décroissance » fait peur aux gens. Ne serait-ce pas parce que l’on matraque la population avec l’idée que la croissance est bonne pour l’emploi, le pouvoir d’achat et la sécurité sociale depuis des décennies ? Vu les faits scientifiques sur la dégradation du vivant liée à nos activités économiques, c’est le mot « croissance » qui devrait nous affoler.
Douloureuse ?
c’est bel et bien la croissance qui apporte avec elle son lot quotidien de sacrifices et de douleurs : le temps libre que nous gâchons à travailler contre notre volonté ou dans les embouteillages, les habitats qui disparaissent et les espèces qui périssent dans notre course à l’extraction, le terrible mal-être psychologique des travailleurs soumis aux impératifs d’une productivité insensée, les exclus du marché de l’emploi que nous laissons de côté sur l’autel de la lucrativité, ou encore les injustices sociales que nous ignorons pour maintenir notre compétitivité.
Douloureuse ?
S’il y a bien un phénomène douloureux et sacrificiel aujourd’hui, c’est celui de la croissance du PIB.
Douloureuse ?
les coûts de la croissance dans un pays comme la France ont largement surpassé ses bénéfices
Douloureuse ?
Ralentir la production et la consommation (rappelons-le : en priorité dans les pays riches et pour les plus privilégiés d’entre nous), c’est préserver une partie de notre précieux patrimoine social et écologique. C’est la seule manière de garantir la convivialité (du temps libre et un travail qui a du sens), la justice (la réduction des inégalités), et la soutenabilité (une nature luxuriante). Après tout, à quoi bon avoir des avions, un nouveau téléphone tous les ans, et la 6G dans un monde en feu où tout le monde se déteste ?
Douloureuse ?
Il faut être lucide : cela ne sera pas facile. La sobriété que la décroissance implique est comme le sevrage d’une personne dépendante à une drogue dure. Elle demande des changements profonds concernant la culture, la mobilité, l’alimentation, le logement, et beaucoup d’autres choses
Douloureuse ?
Il y aura à la fois des libérations (travailler moins et de manière plus agréable, une vie privée protégée de la propagande publicitaire, une vie associative et politique riche) et ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des renoncements (voyager moins loin, plus lentement et sans prendre l’avion, abandonner la viande, acheter moins souvent du neuf). Il y a tout un mode de vie à réinventer.
Douloureuse ?
Mais nous n’avons pas le choix (chapitre 2). Même si cette cure de désintoxication matérialiste s’avère désagréable pour des consommateurs largement aliénés
Inefficace ?
Aurait-on dû s’opposer à l’abolition de l’esclavage car celle-ci représentait un sacrifice pour les propriétaires d’esclaves ?
Note
Non il a suffit de convaincre les esclavagistes que le salariat était plus économique
Inefficace ?
Le confinement a démontré, malheureusement dans la douleur, que réduire l’activité économique fait effectivement baisser l’empreinte écologique. Les émissions globales de gaz à effet de serre ont diminué de 5,4 % en 2020, la baisse la plus rapide jamais observée420
Inefficace ?
La pollution sonore, visuelle, de l’air, de l’eau et des sols a diminué de manière spectaculaire, au point que certains habitants de grandes villes ont pu observer des montagnes à l’horizon ou des étoiles dans le ciel pour la première fois de leur vie.
Inefficace ?
On a enfin entendu le chant de nombreuses espèces dans des lieux où elles étaient inaudibles. Il était possible de se déplacer à vélo dans des villes où l’on risque sa vie d’ordinaire face aux automobiles.
Inefficace ?
Selon les données empiriques et les travaux théoriques dont nous disposons, il est justifié de considérer qu’il n’y aura aucun véritable découplage entre le PIB et l’empreinte écologique. Pourtant, Dominique Seux affirme que « la question, ce n’est pas la croissance ou la décroissance, c’est la décarbonation de l’économie422 ». C’est oublier que la décarbonation n’est qu’une des neuf limites planétaires à respecter
Inefficace ?
Entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir.
Appauvrissante ?
Commençons par ce qui devrait être évident : la décroissance ne devrait s’appliquer qu’à ceux qui ont déjà assez, en commençant par les plus riches.
Appauvrissante ?
On ne demande pas à quelqu’un qui a déjà du mal à se nourrir de se mettre au régime.
Appauvrissante ?
Que préférons-nous : utiliser le reste de notre budget carbone pour que certains Français puissent rouler en SUV et prendre l’avion tous les weekends (sans que cela augmente leur qualité de vie) ? Ou bien construire des canalisations et des écoles dans des pays qui en sont dépourvus2 ?
Appauvrissante ?
Cessons par ailleurs d’entretenir le mythe selon lequel la croissance du PIB serait un remède miracle à la pauvreté. Cette dernière a augmenté en France entre 2006 et 2016 et continue de le faire, malgré la croissance3.
Appauvrissante ?
Les richesses sont déjà là depuis longtemps, elles sont seulement mal partagées. En 2021, 56 % du revenu disponible national suffisaient, si redistribués équitablement, pour satisfaire les besoins de l’ensemble de la population française et permettre à tous de participer à la vie sociale427. Cela veut dire qu’à l’heure actuelle, et sans aucun changement infrastructurel, nous pourrions décroître de 44 % sans générer de pauvreté si, et seulement si, nous partagions les richesses que nous avons déjà.
Appauvrissante ?
Produire des gadgets et faire des heures supplémentaires dans des bullshit jobs ne devraient pas être considérés comme un enrichissement même si cela fait augmenter le PIB.
Appauvrissante ?
Une transition décroissante viendrait détruire de la « richesse » financière (qui n’en est pas vraiment) pour la transformer en richesse sociale (un temps libre retrouvé, une démocratie vibrante, des relations sociales épanouies, un travail qui a du sens) et écologique (de l’air pur, un climat stable, des sols fertiles, une biodiversité foisonnante).
Appauvrissante ?
ce célèbre proverbe amérindien : « Quand le dernier arbre aura été coupé, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous découvrirez que l’argent ne se mange pas. »
Austéritaire ?
l’austérité est une stratégie néolibérale qui consiste à contraindre les dépenses publiques et à baisser certains impôts pour relancer la croissance économique. Sachant que cette croissance bénéficie principalement à ceux qui sont déjà riches et affecte disproportionnément les plus précaires, on peut dire que l’austérité impose la sobriété collective pour permettre une minorité d’enrichissements individuels. La décroissance est précisément le contraire : une sobriété individuelle sélective (en proportion des capacités et responsabilités de chacun) qui permette une abondance collective de richesses sociales et écologiques partagées.
Austéritaire ?
Il est absurde de penser qu’il faudrait faire croître l’économie dans son ensemble avec toutes ces choses dont nous n’avons pas besoin, seulement pour récupérer quelques miettes à réinvestir dans ces choses que nous voulons
Austéritaire ?
Faut-il vendre de plus en plus de grosses voitures polluantes pour récolter quelques euros de TVA à investir dans le traitement des maladies respiratoires ?
Austéritaire ?
Qui, en dehors des lobbies du tabac, oserait affirmer qu’il faille augmenter les ventes de cigarettes pour financer des traitements contre le cancer ? Cette stratégie de la croissance du problème qui finance sa solution est une impasse.
Austéritaire ?
Les seuls facteurs réellement limitants pour la production sont le temps disponible, l’énergie, et les matériaux
Austéritaire ?
Dit autrement, on sait créer de l’argent mais on ne sait pas allonger les minutes et fabriquer des écosystèmes. On ne peut pas produire de la nourriture à partir de rien. On peut par contre produire une alimentation saine et de qualité sans argent.
Capitaliste ?
le courant de pensée décroissant est fondamentalement anticapitaliste. Le capitalisme est un système où la production est organisée de manière spécifique afin de maximiser la plus-value monétaire, la fameuse accumulation du capital, sur la base de la propriété privée des moyens de production et du salariat. C’est donc un système qui ne peut pas décroître sans s’encriser446 – « le capitalisme ne peut pas plus renoncer à la croissance qu’un crocodile ne peut devenir végétarien447 ».
Capitaliste ?
Si l’on veut sortir de la croissance, il faudra donc nécessairement sortir du capitalisme et donc réduire l’importance sociale des institutions qui le composent : le salariat, les marchandises et les marchés, la propriété privée des moyens de production, et l’entreprise à but lucratif. La décroissance n’est pas l’économie d’aujourd’hui en slow motion ou en miniature, c’est un chemin de transition vers une économie post-capitaliste où ces pratiques deviendront marginales dans l’organisation économique.
Capitaliste ?
L’écosocialisme, c’est le socialisme sans l’extractivisme, le productivisme et le consumérisme – un « socialisme sans croissance449 ». La décroissance, c’est la stratégie nécessaire pour réduire la taille d’une économie pour qu’elle puisse fonctionner de manière soutenable. La décroissance, c’est la transition nécessaire pour les pays en dépassement écologique : et la post-croissance (ou l’écosocialisme), c’est le modèle économique et le projet de société qui permettra de faire prospérer une économie stationnaire dont le métabolisme biophysique aura été réduit.
Capitaliste ?
Pourquoi insister alors sur la décroissance ? Déjà car aucune croissance économique n’est soutenable sur le long terme, peu importe que l’économie soit capitaliste, socialiste, anarchiste, ou tribale. « Le pétrole socialiste n’est pas plus écologique que le pétrole capitaliste450 », écrit Paul Ariès.
Capitaliste ?
Oui, il faut sortir du capitalisme. Mais cela ne suffira pas si une nouvelle organisation non-capitaliste de l’économie retombe dans le travers de l’illimitisme
Capitaliste ?
Les critiques écomarxistes de la décroissance doivent admettre que la croissance n’est pas seulement le fruit du capitalisme mais aussi le produit d’une métaphysique de l’illimitation qui recouvre l’impérialisme, le colonialisme, l’extractivisme, le productivisme, le consumérisme, le matérialisme, le transhumanisme, etc. Une véritable métamorphose anthropologique, bien plus radicale que le simple anti-capitalisme, est indispensable.
Anti-innovation ?
Dans un système économique où l’on invente pour s’enrichir, les problèmes auxquels répond l’innovation sont principalement ceux des plus privilégiés et rarement les plus urgents (comment augmenter la productivité des mégachalutiers et des vaches à viande, comment concevoir des algorithmes de trading à haute fréquence plus rapides, comment mieux récolter les données personnelles pour faire de la publicité).
Note
Capitalisme powaa
Anti-innovation ?
Les monnaies locales, les réseaux de partage d’objets, Wikipédia, les coopératives, les usines récupérées, les gratiférias, les bibliothèques de rue, les protocoles de démocratie participative, les pédibus – voilà des innovations qui devraient attirer notre attention mais qui demeurent sous-financées
Anti-innovation ?
À quoi bon faire de la géo-ingénierie et inventer des robots qui collectent le microplastique dans les océans si l’on peut résoudre le problème à la source en arrêtant tout simplement de produire ce plastique ?
Anti-innovation ?
Et si, au lieu de concevoir des publicités inutiles, tous les experts en communication s’attelaient à des problèmes plus importants ? Moins de problèmes monétaires (comment augmenter mon revenu, comment faire plus de bénéfices, comment booster le PIB), et plus de problèmes socio-environnementaux (comment réduire le gâchis alimentaire, comment protéger des espèces en voie d’extinction, comment rendre la démocratie plus participative)
Anti-innovation ?
Le génie humain457 serait apte à nous faire conquérir de nouvelles planètes et à créer une intelligence artificielle, mais pas à réguler un marché de l’immobilier ou à concevoir un système de rationnement du carbone ? Comme s’il était impossible de créer un meilleur système économique que celui d’aujourd’hui alors qu’on peut facilement améliorer tout le reste.
Anti-entreprise ?
La décroissance n’est pas anti-entreprise mais antilucrativité. Elle critique les entreprises qui sont organisées autour de l’impératif de la croissance du chiffre d’affaires, des profits et du capital, et qui sacrifient la convivialité et la soutenabilité pour augmenter leurs marges indéfiniment. Faire de l’argent sur le dos de travailleurs exploités et d’une nature ravagée ne constitue en rien un enrichissement, surtout si la valeur ajoutée de ces activités est captée par une minorité de « déjà-riches ».
Anti-entreprise ?
« Demander à un patron s’il est favorable à la croissance, c’est comme demander à un agriculteur ou à un jardinier [s’il veut] que ses plantes poussent »,
Anti-entreprise ?
Les petites entreprises familiales ne fonctionnent pas en mode gazelle (des entreprises en forte croissance), prêtes à tout pour rafler le moindre euro supplémentaire. Elles sont souvent stationnaires, fluctuant légèrement en fonction de la demande mais ne cherchant pas la croissance exponentielle.
Anti-entreprise ?
Le boulanger de quartier qui a déjà une clientèle suffisante n’a peut-être pas envie de faire des heures supplémentaires, d’élargir son équipe, ou de construire une deuxième boulangerie. Si la première boulangerie lui permet de vivre, de s’épanouir dans son travail, et d’alimenter le village, à quoi bon travailler plus ?
Anti-entreprise ?
Il y a plus de 22 000 coopératives en France et seulement 668 entreprises cotées en Bourse. Sur les 4,5 millions d’entreprises sur le territoire, seulement 292 sont des grandes entreprises (> 5 000 salariés et > 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires). L’entreprise moyenne en France n’est pas une gazelle qui veut devenir une licorne, c’est une petite entreprise conviviale qui n’aspire qu’à satisfaire les besoins de ses parties prenantes, sans forcément vouloir devenir une multinationale.
Anti-entreprise ?
Vu que les grands groupes sont responsables de la plupart des activités néfastes, la décroissance est avant toute chose la réduction de l’importance qu’ont prise ces mastodontes dans la vie économique.
Contre nature ?
Nicolas Dufourcq rejette la décroissance car « la croissance, c’est notre ADN6 ». Selon l’entrepreneur Bertrand Piccard, « l’être humain veut toujours avoir plus461 », et pour l’économiste Xavier Timbeau, la croissance est la conséquence naturelle des comportements humains, « quelque chose que les gens font tout seuls462 ».
Contre nature ?
C’est mal connaître l’histoire des sociétés humaines que de penser que nous avons toujours adulé l’argent et poursuivi son accumulation. La croissance économique des sociétés humaines n’a véritablement commencé qu’en 1820 dans les pays qui s’industrialisaient463. Le PIB ne fut inventé qu’en 1930, et son usage ne s’est internationalisé qu’après la Seconde Guerre mondiale. Les anthropologues le démontrent, de nombreuses sociétés, présentes et passées, aspirent à l’équilibre plutôt qu’à la croissance. Ce n’est pas surprenant. Rien dans la nature ne croît pour toujours. Notre corps s’arrête de croître à un certain âge, et même les arbres finissent par atteindre une taille maximale. C’est l’une des caractéristiques les plus fondamentales du vivant : toute croissance a un début et une fin.
Contre nature ?
L’être humain est vraisemblablement animé d’une soif infinie d’ordre existentiel, un élan de transcendance qui le pousse à certains exploits. Vouloir améliorer son sort est un désir sain, mais produire plus n’est pas toujours le meilleur moyen d’atteindre cette finalité.
Contre nature ?
La recherche du progrès et du mieux-vivre n’est pas réductible à des courbes de croissance exponentielle, surtout pas de revenus.
Contre nature ?
L’idée même de faire croître indéfiniment le bonheur agacerait bien des philosophes. Le bonheur n’est pas une histoire de quantité mais plutôt de qualité. Dans un contexte d’effondrement écologique et de crise sociale majeure, si nous étions vraiment animés par le désir d’améliorer notre situation (ou à minima, d’éviter de rendre le monde invivable), la grande majorité d’entre nous devrait privilégier la décroissance vers une économie stationnaire qui puisse prospérer sans croissance.
Contre nature ?
Que dirait un chercheur extraterrestre nous regardant saccager la planète pour amasser des points d’un indicateur que nous avons nous-même inventé ? C’est aussi stupide que de s’entretuer entre amis pour une partie de Monopoly
Contre nature ?
Nous ne sommes ni égoïstes ni altruistes. Je ne viendrais pas opposer à la fable de l’individu calculateur celle d’une nature humaine aimable et généreuse. Les comportements qui sont aujourd’hui la cause de notre malédiction sont déterminés par des conventions sociales, rien de plus. Les chefs d’entreprise ne sont pas des monstres cupides, pas plus que les haut-fonctionnaires des bureaucrates sans passion et les publicitaires des escrocs. Nous jouons tous un rôle spécifique dans le grand théâtre de l’économie. La première étape pour la transformer, c’est d’admettre que ces rôles peuvent changer, que la banalité économique du mal n’est pas une fatalité. Nous en sommes là.
Contre nature ?
Cette obsession pour la croissance économique, distinctive des systèmes productivistes contemporains, est une anomalie historique et anthropologique
Contre nature ?
L’associer à une quelconque nature humaine, c’est refuser le débat politique en tentant de légitimer une idéologie comme loi humaine universelle.
Inacceptable ?
la décroissance a le vent en poupe. Le baromètre de la consommation responsable de 2021 annonce que 52 % des personnes interrogées pensent « qu’il faut complètement revoir notre système économique, et sortir du mythe de la croissance infinie466 ». En 2020, 67 % des participants à un autre sondage se disent favorables à la décroissance définie comme « la réduction de la production de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien-être de l’humanité467 ».
Inacceptable ?
Un autre sondage de 2019 demande « quel est le moyen le plus efficace pour résoudre les problèmes écologiques et climatiques actuels et futurs ? », question à laquelle 54 % des interrogés répondent « qu’il faut changer fondamentalement notre mode de vie, nos déplacements et réduire drastiquement notre consommation468 ».
Inacceptable ?
Dans un autre sondage de juin 2021, 47 % des personnes interrogées affirment qu’on devrait donner priorité à « l’environnement même si cela peut ralentir la croissance économique de votre pays et faire perdre des emplois469 ».
Note
Très clairement ça va demander bien des emplois. Comment les payer alors qu’il y a la dette? Est la bonne question. La réponse : on va les payer dans une nouvelle monnaie nationale
Inacceptable ?
En 2021 : 75 % des Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’économie devrait prioriser la santé et le bien-être des gens et de la nature plutôt que de se concentrer uniquement sur les profits et l’augmentation de la richesse470 ». Et même un sondage du Medef affirme que 67 % des Français en 2020 se disent favorables à la « décroissance471 ».
Inacceptable ?
À l’époque du Grand Débat national, j’avais analysé une partie des propositions en ligne. Sur les 153 798 contributions sur le thème de la transition écologique, 540 utilisent le mot « décroissance » dans leur titre, terme plus fréquent qu’« économie verte » (seulement 61 contributions), « croissance verte » (40), « économie circulaire » (126), ou même « développement durable » (529)472.
Inacceptable ?
la Convention citoyenne pour le climat qui, selon Le Point, fait « le choix de la décroissance473 ». Pendant sa première session de travail en octobre 2019, « l’obsession pour la croissance » fut considérée comme le principal frein à la transition écologique474.
Inacceptable ?
Je ne vois pas en quoi la décroissance serait inapplicable démocratiquement si elle s’avère être un progrès pour la majorité de la population
Inacceptable ?
Les seuls qui devraient résister à la décroissance sont la minorité à qui le capitalisme permet encore de s’enrichir au détriment des autres et de la nature en général.
Totalitaire ?
Comme le « point Godwin » (plus un débat dure longtemps, plus il est probable que quelqu’un s’y fasse comparer à un nazi), il y a le « point Goulag475 » : quand on parle d’écologie, il est fort probable de se faire accuser d’apôtre de l’Union soviétique
Totalitaire ?
C’est mal comprendre le capitalisme que de le qualifier de démocratique. En France, les 10 % des ménages les plus riches possèdent plus de la moitié de toutes les richesses478. La minorité de ceux qui possèdent les moyens de production décide de quoi produire sans consulter personne. Ce n’est pas un mode de gestion démocratique, mais ploutocratique : la planification de l’économie par les riches.
Note
Ils diront qu’ils sont riches parce qu’ils produisent ce que les gens veulent. Mais on peut les renvoyer à la propagande publicitaire et sa nécessité
Totalitaire ?
Plus on s’enrichit, plus on peut peser sur les décisions politiques et façonner les règles du jeu à son avantage
Note
Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Fayard, 2018
Totalitaire ?
Produire et consommer davantage permettent l’enrichissement des puissants, un impératif imposé que ceux-ci tentent désespérément de légitimer en l’associant au bien-être collectif.
Note
Tout est dit
Totalitaire ?
quand bien même nous pourrions voter avec notre porte-monnaie sans être influencés par la publicité, ce seraient les gros portefeuilles qui fixeraient la tendance.
Totalitaire ?
Faire le bonheur des gens à leur place est d’ailleurs une excellente caractérisation de la publicité, sorte de « dictature invisible480 » qui incite à l’achat. La Suède interdit la publicité ciblant des enfants de moins de douze ans, et la France limite la publicité pour l’alcool et le tabac. Chaque fois qu’une loi de ce genre apparaît, les lobbies industriels dépensent des millions pour dépeindre ces mesures de bon sens comme une dégringolade assurée vers la dictature
Totalitaire ?
La nature nous impose des limites qu’il serait déraisonnable de ne pas respecter, et notre liberté de produire et de consommer doit être désormais subordonnée à cette obligation écologique7. Mais nous restons libres d’utiliser les ressources en dessous de ces seuils comme nous le voulons, et d’organiser la transition de la décroissance pour qu’elle soit le plus juste, conviviale, et démocratique possible.
Totalitaire ?
Balayer la décroissance du revers de la main sans vraiment faire l’effort de la comprendre (comme le font beaucoup des personnes citées dans ce chapitre), c’est refuser de participer à l’un des débats les plus importants de notre temps.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Étymologiquement, le terme « radical » renvoie au latin radix (racine) : être radical, c’est prendre le problème à la racine
Conclusion - Déserter le capitalisme
elle donne à voir les forces souterraines auxquelles répondent nos choix de société et, de là, oblige à repenser notre rapport au monde, à la nature, à la justice, au sens de la vie, et au bien-être.
Conclusion - Déserter le capitalisme
la croissance, ce totem des sociétés modernes devenu obsession aussi bien individuelle que collective. Le téléspectateur tombant sur un débat politique ne peut qu’être effaré par le culte que les élus de tout bord, les journalistes, et les économistes persistent à rendre au PIB.
Conclusion - Déserter le capitalisme
S’entêter à vouloir croître sans limites, ce n’est pas du développement, c’est de la boulimie. L’absurdité de la situation ne manquera pas de consterner les générations futures, qui se demanderont à bon droit comment nous en sommes venus à organiser la société autour d’un unique indicateur monétaire, de la même manière que nous nous moquons aujourd’hui de ces tribus qui faisaient des sacrifices pour influencer la météo.
Conclusion - Déserter le capitalisme
La plupart des économistes croient dur comme fer à un futur verdissement du PIB et de la croissance, et cela malgré plusieurs décennies d’échecs cuisants (littéralement). Les scientifiques ont tourné les chiffres dans tous les sens sans trouver aucune justification à leur optimisme. Il est épatant, au contraire, de constater comment cette formidable masse de données, ces milliers d’alertes ne font que recouper une vérité très simple : l’économie ne pourra jamais complètement se découpler de la nature
Conclusion - Déserter le capitalisme
Pour le meilleur et pour le pire, nous sommes enfermés dans une biosphère dont les limites sont finies. Essayer de faire tenir une économie en croissance perpétuelle dans un environnement limité, ce serait comme un enfant qui garderait des chaussures taille 20 jusqu’à l’âge adulte. Aujourd’hui, et jusqu’à preuve du contraire, chaque point de PIB supplémentaire nous rapproche d’un futur écologique que les scientifiques décrivent comme épouvantable482.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Même si elle était biophysiquement possible, cette croissance exponentielle des activités monétaires ne serait pas pour autant désirable. Une journée ne contient que 24 heures et notre attention est limitée. Nous nous efforçons de faire croître ces merveilles que l’on peut vendre, au détriment d’autres richesses, les vraies peut-être, que n’enregistre pas la comptabilité nationale.
Note
Et imagine l’enfer si tout devait être comptabilisé. On pourrait être imposé sur le bonheur donné par exemple… Quelle horreur
Conclusion - Déserter le capitalisme
tous ces efforts pour une croissance qui détruit la nature et nous épuise ne viennent même pas honorer leurs promesses. L’économie croît mais la pauvreté subsiste. Les points de PIB s’accumulent mais le pouvoir d’achat de la majorité de la population stagne ou se détériore
Conclusion - Déserter le capitalisme
La croissance crée des activités dont presque personne n’a besoin et des emplois dont presque personne n’a envie. Les marchés financiers se portent à merveille et pourtant les services publics patinent. L’économie grossit, mais la qualité de vie diminue.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Un rapport des Nations unies de 1996 résume bien la situation : la croissance dont nous faisons l’expérience est « sans emploi, sans pitié, sans voix, sans racines, et sans avenir483 ».
Conclusion - Déserter le capitalisme
Il faut démolir cette doxa immobiliste, ce there is no alternative thatchérien qui considère le capitalisme d’aujourd’hui comme la fin de l’histoire.
Conclusion - Déserter le capitalisme
L’économie, comme toute construction sociale, est plastique ; et dans les affaires humaines, quand on veut, on peut.
Note
L’intention
Conclusion - Déserter le capitalisme
Ecotopia, The Dispossessed, News from Nowhere, La Belle Verte, Voyage en misarchie, et Paresse pour tous adaptés en séries TV
Conclusion - Déserter le capitalisme
L’imaginaire est un muscle, et le nôtre s’est atrophié, fortement amolli par le manque de vision d’une génération d’économistes qui ne pensaient pas plus loin que le bout de leurs tableaux Excel.
Conclusion - Déserter le capitalisme
nous devons rêvolutionner l’économie, c’est-à-dire lui rêver des avenirs radicalement différents du présent.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Fini les rabat-joie néoclassiques qui balayent de leurs calculettes tout projet qui ne respecte pas le ratio dette/PIB du traité de Maastricht. Nous avons maintenant besoin d’une « pensée du déraillement489 » et d’une « résistance civile2 » massive pour faire sortir notre modèle économique de ces petites habitudes qui détruisent le vivant et le vivre-ensemble
Conclusion - Déserter le capitalisme
Nous n’avons pas besoin d’économistes dociles qui agissent en gentils plombiers du capitalisme, mais d’architectes d’économies alternatives. Fini les réparations, en avant la conception.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Le véritable défi de ce début de siècle est d’inventer un système économique qui assure « le bien-être pour tous dans les limites de la planète490 », la phrase phare du dernier rapport du GIEC
Conclusion - Déserter le capitalisme
Une économie joyeuse, non violente, participative, résiliente, juste, et soutenable. Une économie centrée sur la qualité et non plus sur la quantité, où la convivialité l’emporte sur la productivité.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Contre l’hubris et la démesure, la tempérance et la parcimonie ; contre la compétition et l’accélération, la coopération et la résonance ; contre la domination et l’exploitation, l’autonomie et la sollicitude.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Une économie qui satisfait le plus simplement possible sa fonction d’économie (une coordination parcimonieuse de notre contentement) sans coloniser le reste de la vie sociale et sans détruire le vivant.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Les Transition Towns ont redonné goût au municipalisme écologique et le mouvement des écovillages réinvente une nouvelle manière d’habiter ensemble
Conclusion - Déserter le capitalisme
Du côté des concepts, les modèles abondent. L’économie participaliste, l’économie du bien-être, l’économie du donut, l’économie du bien commun, l’économie permacirculaire, la démocratie économique, le socialisme participatif, et l’écosocialisme
Conclusion - Déserter le capitalisme
l’espoir ne suffit pas pour changer le monde. Si « la révolution est le passage actif du rêve à la réalité » (célèbre graffiti de Mai 1968), rêvons oui, mais faisons-le sans avoir à nous réveiller après.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Quand la plupart préfère le confort de l’ignorance et la sage berceuse médiatique, certains ne reculent pas devant les difficultés de l’introspection et acceptent de voir ébranler les convictions de l’ancien monde. Ce livre s’adresse à celles et ceux qui choisiront la pilule rouge et prendront conscience que la matrice du capitalisme et de la croissance nous exploite et nous détruit.
Conclusion - Déserter le capitalisme
dans une étude récente, nous avons recensé 380 instruments spécifiques : réduction du temps de travail, revenu de base, garantie de l’emploi, taxes sur les transactions financières, interdiction de certaines formes de publicité, rationnement de l’énergie, comptes carbone, et des centaines d’autres encore. La boîte à outils pour organiser la transition est de plus en plus fournie et ne demande plus qu’à être utilisée.
Conclusion - Déserter le capitalisme
cette transition n’attend pas les politiques. Si la décroissance est un changement de système, un projet de société, elle demandera la mobilisation de tous les acteurs
Conclusion - Déserter le capitalisme
Il n’y a pas de bouton magique qui suffirait à transformer l’économie d’un coup, comme un transformiste viendrait changer de costume. Nous devons produire et consommer différemment, et pour cela, nous devons réinventer notre mode d’organisation sociale
Conclusion - Déserter le capitalisme
Les événements cyclistes de l’association Masse Critique répètent souvent qu’ils ne bloquent pas le trafic mais qu’ils sont le trafic. Pour l’économie, c’est pareil : nous ne bloquons pas l’économie, nous sommes l’économie.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Notre mission : « take back the economy494 », reprendre le contrôle pour façonner une économie démocratique, conviviale, juste, et soutenable.
Conclusion - Déserter le capitalisme
À ceux qui diront que nous ne sommes pas prêts, qu’il faut plus de données et de meilleurs modèles, je dis : non. On pourrait passer des siècles à théoriser l’économie dans tous les sens. Cela fait déjà cinquante ans que les Meadows ont développé leur modèle, et une grande partie des économistes ne veulent toujours pas admettre que la croissance économique a des limites biophysiques (ils ne l’admettront sûrement jamais, ou bien trop tard).
Conclusion - Déserter le capitalisme
Ne soyons pas celui « qui ne veut pas utiliser ses jambes, mais qui reste assis et périt parce qu’il n’a pas d’ailes pour voler », comme dans l’aphorisme de John Locke.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Ce qui est sûr, c’est que nous ne devons pas relancer l’économie.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Relancer l’économie, c’est remettre en marche cette machine monstrueuse qui mange doucement le monde. Continuer le business-as-usual, c’est prendre la direction d’une mort certaine.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Le temps est venu de rendre le capitalisme au néant qui l’a fait naître. Disons-le clairement : qu’il crève496, comme système obsolète destiné à rejoindre dans les manuels d’histoire son homologue productiviste, le socialisme d’État de l’Union soviétique
Conclusion - Déserter le capitalisme
nous sommes désormais en grève contre cette économie qui détruit le vivant.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Comme les courageux diplômés d’Agro Paris Tech498, nous désertons. « Ces jobs sont destructeurs, et les choisir, c’est nuire en servant les intérêts de quelques-uns
Conclusion - Déserter le capitalisme
Plus personne ne veut travailler pour un système qui émiette le monde pour enrichir une poignée de « déjà-riches ». Ils ont raison. Nous ne donnerons pas notre temps, notre énergie, et nos compétences à ce système. Nous ne collaborerons pas.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Déserter, ce n’est pas abandonner la société dans son ensemble, mais seulement un capitalisme vide de sens et à bout de souffle. J’arrête ici. Car c’est l’heure de la sieste.
Conclusion - Déserter le capitalisme
Citons l’appel du collectif Dernière Rénovation : « A ce moment de l’Histoire, le nôtre, la résistance s’organise comme dernier recours contre la marche forcée de nos sociétés vers le plus grand épisode de souffrance humaine de l’Histoire, partout dans le monde. Il n’est plus simplement question de désobéir ou de faire un pas de côté, il est maintenant un impératif moral pour tous les citoyens et citoyennes qui le peuvent d’entrer en résistance pour prendre en main notre destinée et sauver ce qui peut encore l’être ».
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Qui dit droit à la fortune dit droit à polluer. Les 10 % des plus riches à l’échelle de la planète sont responsables de la moitié des émissions totales de gaz à effet de serre2
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Ce sont les populations les plus vulnérables, à commencer par celles des pays les plus pauvres, qui boivent l’eau polluée, respirent des fumées toxiques, vivent près des décharges, souffrent des inondations et des canicules, etc. La notion d’Anthropocène masque de profondes inégalités : même si nous sommes tous de la même espèce, nous ne sommes égaux ni en termes de responsabilité ni en dangers encourus face aux catastrophes écologiques d’aujourd’hui et de demain.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Disons-le clairement : l’effondrement écologique n’est pas une crise, c’est un tabassage5
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Ne faisons pas de détour : l’économie est devenue une arme de destruction massive
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
un système qui orchestre le massacre du vivant tout en diluant les culpabilités de ceux qui en sont responsables
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Chacun s’attelle diligemment à sa tâche, justifiant son action en se disant que s’il décidait de ne pas le faire, d’autres le feraient à sa place.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Qu’est-ce que la croissance ? Le mot est omniprésent mais jamais vraiment expliqué, et encore moins déconstruit. Argument magique des campagnes électorales, inusable réponse au désespoir des ménages, il a tant pénétré l’imaginaire de nos contemporains qu’aucun d’entre eux ne s’interdit plus d’exprimer son opinion sur la question.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
rares sont ceux qui savent non seulement ce qu’est la croissance et comment on la mesure, mais aussi les liens complexes qu’elle entretient avec la nature, l’emploi, l’innovation, la pauvreté et les inégalités, la dette publique, la cohésion sociale, et le bien-être. Née d’une notion comptable dans les années 1930 (le Produit National Brut), elle est devenue un mythe aux mille connotations. Progrès, prospérité, développement, protection, innovation, pouvoir, bonheur – la croissance n’est plus seulement un indicateur, c’est un vase symbolique rempli de projections collectives et individuelles.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
cette matrice croissantiste sur notre imaginaire collectif est telle qu’au lieu de considérer les conséquences de notre modèle économique sur la planète, nous nous inquiétons des impacts du réchauffement climatique sur le PIB. C’est le monde à l’envers.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
La croissance avait autrefois une fonction claire : relancer l’économie américaine après la Grande Dépression, produire les équipements nécessaires à la guerre, sortir de la famine, éradiquer la pauvreté, assurer le plein-emploi, ou reconstruire l’Europe. Sa mesure permettait d’évaluer la progression vers ces différentes finalités
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
Au fil des décennies, l’indicateur est devenu l’objectif : la croissance pour la croissance, sans plus aucun but sous-jacent
Note
Goodhart
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
On peut faire l’analogie avec un jeune adulte qui, venant de terminer sa croissance, s’entêterait à vouloir gagner en taille, sans comprendre que, passé un certain âge, grandir ne se mesure plus en centimètres.
Introduction - L’économie, une question de vie ou de mort
La Terre est en surchauffe, les sociétés en burn-out, et le PIB devient une sorte de « compte à rebours de fin du monde9 ». Un compte à rebours redoutable car exponentiel : plus l’économie est grosse, plus elle grossit vite. Un taux de croissance de 2 % par an fait doubler la taille de l’économie tous les trente-cinq ans