Pour une éducation humaniste
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POUR UNE CONCEPTION HUMANISTE DE L’ ÉDUCATION (1975)[5]
Russell s’inscrit dans la continuité de ce qu’il appelle la « conception humaniste », qui considère l’enfant à la manière dont le jardinier considère un jeune arbre, comme « un être doté d’une nature propre, qui pourra s’épanouir pleinement si on lui donne la terre, l’air et la lumière dont il a besoin ». Russell constate cependant que « le terreau et la liberté nécessaires à l’épanouissement humain sont autrement plus difficiles à trouver… La pleine maturité vers laquelle on tend ne saurait être définie ou démontrée ; c’est un état subtil et complexe, que l’on ne peut sentir que par une intuition délicate et que seuls l’imagination et le respect permettent d’appréhender ». Aussi l’éducation doit-elle être animée par « l’esprit de respect » face à ce que l’homme a « de sacré, d’indéfinissable, d’illimité, d’individuel et d’étrangement précieux : un principe vital, un fragment de l’obstination du monde ». Cette définition de l’éducation relève d’une conception humaniste de la nature humaine, selon laquelle l’enfant est doué d’une nature propre dont le noyau est l’impulsion créatrice. L’objectif de l’éducation consiste donc à apporter le terreau et la liberté nécessaires à l’éclosion de cette impulsion créatrice, à assurer un environnement complexe et stimulant que l’enfant pourra explorer à sa guise, de façon à éveiller son impulsion créatrice propre et à enrichir sa vie de façon diverse et originale. Cette approche est guidée, nous dit Russell, par un esprit de respect et d’humilité
POUR UNE CONCEPTION HUMANISTE DE L’ ÉDUCATION (1975)[5]
Russell, qui n’était pas étranger à la science moderne, avait bien conscience de l’étendue de notre ignorance par rapport aux objectifs et aux finalités de la vie humaine. Aussi l’éducation ne saurait-elle avoir pour fonction de contrôler la croissance de l’enfant et de l’orienter vers telle ou telle fin, fixée d’avance dans un geste arbitraire et autoritariste. Au contraire, elle doit laisser libre cours au principe vital et en favoriser l’épanouissement en faisant acte de bienveillance, d’encouragement et de stimulation, dans un environnement riche et diversifié.
POUR UNE CONCEPTION HUMANISTE DE L’ ÉDUCATION (1975)[5]
Kropotkine : « C’est l’excès de travail, et non le travail lui-même, qui répugne à la nature humaine. L’excès de travail qui sert le luxe de quelques-uns, et non le bien-être de tous. Le travail est une nécessité physiologique, il sert à liquider l’accumulation d’énergie corporelle, c’est un besoin sanitaire et vital[7]. »
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
Russell fait remarquer que, « s’il fallait inciter l’homme à travailler plutôt que l’y contraindre, la communauté aurait évidemment intérêt à rendre le travail plaisant », et les institutions sociales s’organiseraient en conséquence. Elles assureraient les conditions permettant d’entreprendre librement un travail productif, créatif, intégré dans une vie normale et saine
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
il s’agit de fonder une société où le travail sera non seulement un moyen, mais une fin
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
Cette théorie prend le contre-pied de l’opinion dominante, selon laquelle le travail est une marchandise qui doit se vendre au plus offrant mais n’a aucune valeur en soi. Il n’a d’autre valeur et d’autre finalité que de permettre la consommation : dans cette perspective, en effet, les hommes se préoccupent avant tout de maximiser la consommation, et non de s’épanouir dans la production.
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
Ils se définissent en tant qu’individus non par ce qu’ils produisent, par ce qu’ils font pour les autres ou par leur action sur la nature, mais par la possession de biens matériels et la consommation : je suis ce que je suis en vertu de ce que je possède et de ce que j’utilise. Ainsi, l’existence a pour objectif premier l’accumulation de marchandises, et le travail n’a de sens que dans cette perspective.
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
Or, cela suppose (contrairement à ce qu’affirment Kropotkine, Russell, Marx et bien d’autres) que l’homme répugne au travail et qu’il recherche plutôt les loisirs et la consommation
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
n’oublions pas qu’au fond, ces deux conceptions divergentes du travail et de l’éducation sont le résultat d’un jugement factuel porté sur la nature humaine.
Théories éducatives libertaires : la nature du travail
Cela revient à se demander si le travail créatif est essentiel à l’existence, ou bien s’il n’est qu’une corvée, l’essentiel étant les loisirs et la consommation.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
tout progrès a sa source uniquement dans le fond de l’âme. Les mesures extérieures peuvent bien lui donner l’occasion de se montrer, mais elles ne peuvent jamais la créer.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
les jugements sont très souvent déterminés non pas tant par les preuves que par l’engagement idéologique. Peut-être est-ce regrettable, mais c’est ainsi : nous sommes bien obligés de prendre parti, malgré le peu de preuves à notre disposition. Nous pouvons adopter les opinions qui ont cours dans notre société, les accepter sans réfléchir, comme c’est souvent le cas, en nous conformant à l’idéologie dominante. Celui qui veut se faire sa propre opinion en toute connaissance de cause devra faire un effort. Il n’y a pas d’alternative.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
L’apprentissage fait intervenir un don inné, déterminé par les processus de maturation et d’interaction avec l’environnement. En toute honnêteté, il faut avouer que le schéma de cette interaction et la nature des divers facteurs restent largement inconnus.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
Il est clair qu’on ne saurait appréhender le langage comme un système d’habitudes et de techniques acquis à force d’entraînement. Celui-ci se définit plutôt comme une structure mentale complexe, largement déterminée par les propriétés innées de l’esprit.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
un ordinateur qui combinerait des phrases au hasard ne ferait pas un acte créateur. Il y a une interaction, un jeu complexe entre les contraintes et les règles et le comportement créatif. Sans un système formel de règles et de contraintes, le comportement créatif serait impensable.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
Pour élaborer une théorie de l’apprentissage, il faut commencer par systématiser ce qu’un individu sait ou croit, ce qu’il a acquis ou appris à un certain stade de son développement (cela vaut d’ailleurs aussi pour l’apprentissage des animaux). Dans un deuxième temps seulement, nous pourrons demander comment ce système de connaissance ou de croyance s’est mis en place à partir des divers facteurs qui le composent : expérience, processus de maturation, etc. Négliger de définir la nature de ce qui est su et appris, c’est se condamner à parler dans le vide.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
La thèse qui voit dans le conditionnement un élément clé de l’apprentissage est peut-être valide mais, jusqu’à présent, elle a simplement été ânonnée comme une sorte de dogme.
Conséquences dans la théorie sociale et dans la pratique éducative
Les programmes d’apprentissage par paliers sont peut-être efficaces, mais ils risquent d’empêcher l’éclosion de capacités que nous ne soupçonnons même pas, qui constituent notre dimension proprement humaine et qui, parfois, nous font toucher au génie. Peut-être ce constat vaut-il aussi pour le reste du comportement humain.
Une école bien conçue et un environnement stimulant
Ponctualité et obéissance : telles étaient les valeurs qui devaient être inculquées. L’originalité ou le talent, c’était bien beau mais, à l’évidence, ce n’était pas primordial. Un modèle éducatif qui promeut des valeurs telles que la ponctualité et l’obéissance est parfaitement adapté à la formation d’ouvriers, d’outils de production. Il ne l’est pas du tout à la formation humaniste d’individus créatifs et indépendants. Cela nous renvoie, une fois de plus, à certains présupposés sur la nature humaine, sur les forces sociales et sur les pratiques éducatives qui accordent aux capacités humaines la place qu’elles méritent.
Pour le meilleur et pour le pire
L’une des pires formes de contrôle, poussée à l’extrême par les États totalitaires, est l’endoctrinement des enfants. Nous ne manquons pas d’occasions de déplorer ce phénomène ailleurs dans le monde, mais nous sommes moins prompts à admettre qu’il en va de même chez nous.
Pour le meilleur et pour le pire
On devrait non seulement épargner l’endoctrinement aux enfants, mais leur apprendre à y résister quand ils seront grands. C’est là un problème gravissime, dans notre société comme dans toutes les autres
Pour le meilleur et pour le pire
Pire encore que l’endoctrinement frontal et grossier, le modèle autoritariste a investi l’école, tout comme le modèle technocratique, avec son culte des « experts », a investi la société industrielle. Dans notre vie quotidienne, ce modèle a pris des proportions proprement pathologiques. Exemple : la théorie de la contre-insurrection, qui s’est mise au service de la désinformation la plus redoutable. Il s’agit d’envisager les problèmes liés à la répression des mouvements populaires en des termes purement techniques. Ainsi, dans la revue Foreign Affairs, deux experts nous expliquent que tous les dilemmes de la contre-insurrection sont « d’ordre pratique, et aussi neutres au plan éthique que les lois de la physique[17] ». Bref, les choses sont on ne peut plus simples
Pour le meilleur et pour le pire
Le jargon universitaire peut ici être mis à contribution de façon très sournoise, et on ne s’en prive pas. Ainsi, contraindre à coups de lance-flammes et de destruction chimique des populations à migrer vers des villes contrôlées par le gouvernement, c’est ce qu’on appelle l’« urbanisation », et c’est ce qui sert d’indice à la modernisation de la société. On met au point des « mesures de contrôle des populations ». À en croire un théoricien de la Rand Corporation, il faut nous défaire de toutes ces notions fumeuses et établir notre contrôle par des stratégies de renforcement positif ou négatif : « Confisquer les poulaillers, raser les maisons ou démanteler les villages. » Prenez, par exemple, « l’offre de nourriture en échange de certains services… Dans le cas où cette stratégie aurait induit un stimulus excessif, elle pourra être corrigée par une augmentation de la production agricole locale. Dans le cas où ce stimulus s’avérerait trop faible ou neutre, il pourra être renforcé par l’incendie des récoltes ». Ces propos sont extraits d’une publication de l’American Institute for Research datée de 1967[18]. D’où qu’ils sortent, ces experts ne sont sûrement pas des scientifiques, et la conception de la science qui s’exprime ici n’est pas celle de Russell, ou d’aucun autre penseur honnête.
Pour le meilleur et pour le pire
Christopher Lasch a fait remarquer que l’intellectuel moderne se vivait comme un professionnel de la résolution technique des problèmes politiques. L’école, en général, a vocation à former des professionnels, qui à leur tour enseigneront au tout-venant à accepter les valeurs et les structures idéologiques qu’ils leur imposent. Ce phénomène prend une importance particulière dans la société industrielle ou postindustrielle, où l’intelligentsia s’associe de plus en plus étroitement à l’exercice du pouvoir. Je ne prétends pas critiquer ici le professionnalisme, la technologie et la science, mais bien le dévoiement des valeurs intellectuelles, leur asservissement à une nouvelle idéologie coercitive qui cherche à enlever au peuple tout contrôle sur le processus décisionnel, au motif que la politique sociale, bien trop complexe pour le commun des mortels, doit être confiée à des soi-disant experts qui se présentent comme des techniciens impartiaux mais sont en réalité à la solde de l’idéologie officielle.
Pour le meilleur et pour le pire
Il suffit de parcourir des revues de sciences sociales ou de politique étrangère pour se rendre compte qu’on y oppose fréquemment « l’approche émotionnelle » et « l’approche rationnelle ». Ainsi, ceux qui s’inquiètent du massacre des populations paysannes se laissent déborder par leurs émotions. Ceux qui parlent de moduler les intrants pour atteindre un objectif bien précis, en revanche, sont des commentateurs « raisonnables ». Cette dichotomie entre émotion et raison est symptomatique d’une rupture avec la tradition intellectuelle occidentale. Quand David Hume écrivait que « la raison est et ne peut qu’être l’esclave des passions », Russell estimait que tout homme raisonnable devait souscrire à cette maxime. À l’aune des critères actuels, ne serait-ce pas plutôt « déraisonnable » ? La raison a trait au choix des moyens appropriés pour parvenir à une fin, en prenant en considération les facteurs moraux et émotionnels. Hélas, les technocrates modernes, qui se font passer pour des scientifiques et des savants, se coupent irrémédiablement de la science traditionnelle et rompent avec la communauté des gens raisonnables au nom d’une raison tellement pervertie qu’elle en est devenue méconnaissable
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
La conviction qui anime l’œuvre toute entière de Dewey va à contre-courant des deux principales théories sociales de la modernité. L’une, très prégnante en son temps (dans les années 1920-1930), correspond aux économies planifiées qui étaient alors celles de l’Europe de l’Est, aux systèmes élaborés par Lénine et Trotski et poussés jusqu’à la monstruosité par Staline. L’autre renvoie à la société industrielle et capitaliste qui se mettait alors en place aux États-Unis ainsi que dans la quasi-totalité du monde occidental, avec la mainmise du patronat. Au fond, ces systèmes divergents avaient des points communs, y compris en termes d’idéologie. Tous deux étaient, et l’un l’est encore, profondément autoritaristes dans leur engagement fondamental, et farouchement hostiles à un autre courant, celui de la gauche libertaire
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Cette gauche indépendante, dont Dewey se réclamait, trouve ses origines dans le libéralisme classique. Il me semble même quelle en est un prolongement. Elle s’oppose frontalement à ces deux courants absolutistes qu’incarnent les institutions du capitalisme et du socialisme étatiques
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Dewey et Russell comprennent également ce que ces idées directrices des Lumières et du libéralisme classique ont de révolutionnaire à leur époque, dans la première moitié du XXe siècle. Mises en application, ces idées pourraient former des êtres libres, qui n’auraient pas pour valeurs l’accumulation et la domination, mais la libre association en termes d’égalité, de partage et de solidarité, et qui coopéreraient en vue d’objectifs communs et démocratiques. Ils n’ont que mépris pour ce qu’Adam Smith appelait « la vile maxime qu’entonnent les maîtres de l’espèce humaine : tout pour nous et rien pour les autres », maxime dont nous avons fait notre credo, tandis que les valeurs traditionnelles sont en butte aux attaques des prétendus conservateurs. Voyez avec quelle violence s’opposent les valeurs : d’un côté, la conception humaniste qui va du siècle des Lumières jusqu’à Russell et Dewey ; de l’autre, les doctrines qui prévalent à l’heure actuelle
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
David Montgomery[22], éminent historien du travail à l’Université de Yale, rappelle que l’Amérique moderne est née des mouvements de protestation des travailleurs. Il a tout à fait raison. Ces protestations ont trouvé un écho retentissant, en particulier dans la presse ouvrière qui a fleuri aux États-Unis entre le début du XIXe siècle et les années 1930, avant d’être étouffée par le patronat, comme le serait la presse ouvrière britannique une trentaine d’années plus tard. Norman Ware y a consacré une étude pionnière[23], qui a ouvert la voie aux études d’histoire sociale et dont la lecture n’a rien perdu de son actualité. À partir de la presse ouvrière, Ware montre comment le système de valeurs promu par le patronat a été imposé aux gens ordinaires, contraints de renoncer à leurs sentiments humains pour les remplacer par le « nouvel esprit du temps ». Il étudie tout particulièrement la presse ouvrière du milieu du XIXe siècle, souvent dirigée par des femmes. Pendant une longue période, on voit réapparaître les mêmes thèmes : l’inquiétude face à la « dégradation », à la « perte de dignité et d’indépendance, la perte d’estime de soi, le déclin du travailleur en tant que personne, le recul de la culture ». Les travailleurs sont livrés à un « esclavage salarié » qui, à leurs yeux, n’est guère différent de cet esclavage-marchandise qu’ils avaient combattu pendant la guerre de Sécession. La culture a subi un déclin particulièrement tragique, et non sans rapport avec les problèmes actuels : fini, les factory girls des usines de Lowell qui lisaient des romans et des classiques ; fini, les ateliers où un ouvrier faisait la lecture à voix haute pendant que les camarades travaillaient. Selon la presse ouvrière, « celui qui vend le produit de son travail reste propriétaire de sa personne. Mais celui qui vend son travail perd sa liberté
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
À la fin du XIXe siècle, l’un des premiers dirigeants syndicaux de l’American Federation of Labor affirme que le mouvement ouvrier a pour mission de « racheter les péchés du marché et défendre la démocratie en donnant aux travailleurs le contrôle de l’industrie ». Ces propos auraient fait sens pour les fondateurs du libéralisme classique, pour Wilhelm von Humboldt, John Stuart Mill et Adam Smith, qui considéraient le travail créatif librement entrepris en association avec d’autres comme la valeur suprême de la vie humain
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Jefferson établit une distinction entre « aristocrates » et « démocrates ». Les aristocrates sont « ceux qui craignent le peuple, s’en méfient, et veulent lui retirer tous les pouvoirs pour les mettre entre les mains des classes supérieures ». Les démocrates, eux, « s’identifient au peuple, ils lui font confiance, le chérissent et le considèrent comme le dépositaire le plus sûr et le plus honnête de l’intérêt public, même s’il n’est pas toujours le plus avisé ». À cette époque, les aristocrates sont partisans d’un État capitaliste en plein essor, pour lequel Jefferson n’a que mépris. Il perçoit en effet la contradiction flagrante entre la démocratie et le capitalisme ou, plutôt, le capitalisme réel, guidé et subventionné par un État tout-puissant comme il en existait alors en Angleterre, aux États-Unis et dans le reste du monde. Cette contradiction fondamentale est allée s’accentuant, à mesure que les entreprises se voyaient conférer des pouvoirs toujours plus grands, non par le biais de processus démocratiques, mais par des magistrats et des juristes. Ce sont eux qui ont transformé « les institutions bancaires et le grand capital », dont Jefferson présageait qu’ils finiraient par détruire la liberté, en véritables « personnes morales », investies de pouvoirs et de droits dépassant les pires cauchemars des penseurs précapitalistes. Cinquante ans auparavant, Adam Smith avait déjà mis en garde contre ce phénomène, dont il avait pourtant à peine vu les prémices. Au XIXe siècle, la distinction de Jefferson entre aristocrates et démocrates allait être reprise par l’anarchiste Bakounine. Dans une des rares prédictions des sciences sociales à s’être jamais réalisée (pour cette seule raison, elle mériterait la place d’honneur dans tout cursus universitaire en sciences humaines), Bakounine annonce que l’intelligentsia se trouve face à une alternative : profiter des luttes populaires pour prendre le pouvoir et former une « bureaucratie rouge qui exercera la plus terrible des tyrannies » ; ou bien se mettre au service du système patronal des démocraties capitalistes, en « frappant le peuple avec le bâton du peuple ». Le parallèle est saisissant, et il se prolonge jusqu’à nos jours. On comprend mieux comment on a pu passer d’un bord à l’autre : au fond, l’idéologie était toujours la même. Nous en avons un exemple à l’heure actuelle en Europe de l’Est, avec ce que l’on appelle la nomenklatura capitaliste : l’ancienne classe dirigeante communiste chante les louanges du marché et s’en met plein les poches, tandis que la société se tiers-mondise. Le glissement s’opère d’autant plus facilement qu’il s’agit toujours de la même idéologie. L’histoire a montré qu’un commissaire stalinien pouvait se mettre à encenser l’Amérique : les valeurs elles-mêmes ne changent pas, elles changent simplement de mains. D’autres contemporains de Jefferson et Bakounine sont arrivés aux mêmes conclusions. L’un des intellectuels américains les plus en vue était alors Charles Francis Adams : dès 1880, il décrit l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui la « société postindustrielle » (avec Daniel Bell, Robert Reich et John Kenneth Galbraith, entre autres) et constate que « notre avenir dépend des universités, des écoles, des spécialistes, des experts, des écrivains et de tous les gestionnaires d’institutions idéologiques et économiques », ceux que, de nos jours, on appellerait les technocrates, les intellectuels engagés ou les nouvelles classes. Adams affirme que « les citoyens ne sont pas là pour maintenir tel ou tel parti au pouvoir, mais pour respecter l’ordre et se soumettre à la loi ». En d’autres termes, les élites sont en droit de pratiquer l’« isolation technocratique » (pour reprendre la novlangue de la Banque mondiale). Comme l’explique doctement le London Economist, « la politique publique (policy) n’a rien à voir avec la politique politicienne (politics) ». Ce sophisme s’applique précisément à la Pologne : peu importent les élections, du moment que la policy est bien séparée de la politics et que l’on respecte l’isolation technocratique. C’est ça la démocratie…
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Malgré l’extension du suffrage, le peuple était voué à rester marginalisé, soumis au nouvel esprit du temps ; au lieu d’un peuple libre, digne et indépendant, il n’y aurait plus que des consommateurs atomisés, bien contents de trouver à se vendre sur le marché du travail.
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Lansing considérait qu’il était dangereux de laisser la « masse humaine ignorante et incapable » devenir « dominante sur terre », ou même influente, comme il soupçonnait les Bolcheviques de vouloir le faire. C’est là une réaction hystérique assez fréquente de la part de ceux qui sentent le pouvoir leur échapper. Ces mêmes inquiétudes ont été exprimées par des intellectuels progressistes des années 1920, et notamment par Walter Lippmann[24] dans ses essais sur la démocratie. Lippmann, par ailleurs pionnier du journalisme américain, était l’un des plus éminents analystes politiques de son temps. Selon lui, il fallait « remettre le public à sa place, de sorte que les hommes responsables soient à l’abri du piétinement et des rugissements du troupeau en déroute » (l’« animal » de Hamilton). Il concédait néanmoins qu’en démocratie, ces « intrus ignorants et importuns » servent une « fonction » : ils sont les « spectateurs attentifs de l’action ». De temps à autre, ils sont invités à faire pression en faveur de tel ou tel membre de la classe dirigeante (c’est ce qu’on appelle des élections), puis à retourner bien sagement à leurs petites affaires.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Ces conceptions n’allaient pas tarder à infiltrer les milieux universitaires. Dans son allocution devant l’Association américaine de science politique en 1934, William Shepard déclare que le gouvernement doit être entre les mains d’« une aristocratie de l’esprit et du pouvoir », et que « les éléments ignares, mal informés et antisociaux » ne doivent plus être autorisés à contrôler les élections. Vers 1933, Harold Lasswell, fondateur de la science politique moderne et pionnier de la communication, affirme dans l’Encyclopédie des sciences sociales que les techniques de propagande mises au point par les libéraux wilsoniens sont bien utiles pour garder le public sous contrôle. Lasswell voyait en Wilson le « grand généralissime sur le front de la propagande ». Dans ce domaine, en effet, les prouesses de Wilson pendant la Première Guerre mondiale avaient épaté Hitler (il en parle dans Mein Kampf)
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Lasswell entendait perfectionner cette nouvelle technique de contrôle du public qu’était la propagande moderne. Ainsi, les membres intelligents de la communauté, les meneurs nés, pourraient dompter l’« animal » dont l’ignorance et la superstition risquaient de troubler l’ordre. Au diable les « dogmes démocratiques selon lesquels les hommes sont les meilleurs juges de leurs propres intérêts » ! Les meilleurs juges, ce sont évidemment les élites (les aristocrates de Jefferson) qui, pour le bien commun, doivent se donner les moyens d’imposer leur volonté.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Lippman et Lasswell représentent la branche la plus libérale, la plus progressiste, celle qui accorde au moins à l’« animal » un rôle de spectateur. À l’autre bout du spectre réactionnaire se situent ceux que l’on désigne, par abus de langage, comme conservateurs. Les réactionnaires de l’ère Reagan, en effet, étaient d’avis que les masses ne devaient pas même jouer le rôle de spectateur. D’où leur fascination pour les opérations de terreur clandestines, qui n’étaient secrètes que pour le public américain. Ces opérations étaient conçues pour laisser le peuple dans le brouillard. Ils étaient également partisans de mesures inédites de censure et d’agitprop visant à assurer que l’État puissant et interventionniste qu’ils protégeaient servirait les intérêts des nantis et ne serait pas dérangé par la populace
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
L’essor spectaculaire de la propagande marchande, l’assaut des fondations de droite sur les universités et autres phénomènes auxquels nous assistons aujourd’hui sont symptomatiques des mêmes inquiétudes. Des inquiétudes suscitées par ce que les élites libérales ont appelé la « crise de la démocratie », survenue dans les années 1960, quand des pans entiers de la population, jusqu’alors marginalisés et sans voix (les femmes, les jeunes, les personnes âgées, les travailleurs), ont voulu faire irruption dans l’arène politique où, de l’avis des aristocrates de droite, ils n’avaient pas leur place. En s’opposant au règne des sages et à l’offensive des aristocrates jeffersoniens, qu’ils soient réactionnaires ou libéraux, John Dewey aura été l’un des derniers témoins de la tradition libérale classique des Lumières. Il avait compris que « la politique est l’ombre portée du grand capital sur la société » et qu’il ne suffit pas d’en atténuer l’ombre pour en changer la substance. En d’autres termes, les réformes ont une efficacité limitée. L’ombre doit être éliminée à la source : non seulement elle obscurcit l’arène politique, mais les institutions patronales elles-mêmes étouffent la démocratie et la liberté. Dewey a très clairement dénoncé le pouvoir antidémocratique : « Aujourd’hui [dans les années 1920], le pouvoir repose sur le contrôle des moyens de production, d’échange, de publicité, de transport et de communication. Ceux qui les dirigent règnent sur l’ensemble du pays », même si la forme démocratique reste en place. « La quête du profit passe par le contrôle des banques, de la terre et des usines, renforcée par la mainmise sur la presse, les journalistes et autres vecteurs de publicité et de propagande » : voilà les véritables ressorts du pouvoir, la source de la coercition et du contrôle. Tant que ce système n’aura pas été renversé, on ne pourra parler de démocratie et de liberté. L’éducation telle qu’il l’envisageait, comme production d’êtres humains libres, serait l’un des moyens de contrecarrer cet absolutisme monstrueux.
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Aussi Dewey estimait-il que l’industrie devait passer « d’un ordre social féodal à un ordre social démocratique », fondé sur l’affranchissement des travailleurs et sur leur libre association, deux notions typiquement anarchistes issues du libéralisme classique et des Lumières. Face aux assauts du patronat, le spectre doctrinal a rétréci au point que ces valeurs et ces principes libertaires fondamentaux paraissent aujourd’hui exotiques et extrêmes, voire anti-américains, pour reprendre une formule de l’idéologie totalitaire qui prévaut à l’heure actuelle en Occident. Or, les thèses relayées par Dewey sont tout aussi américaines que le cheesecake. Elles trouvent leurs origines dans les plus pures traditions nationales
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Dans une société libre et démocratique, estimait Dewey, les travailleurs devraient être « les maîtres de leur propre destin industriel », et non de simples outils à la solde des employeurs. En cela, il faisait écho aux fondateurs du libéralisme classique, ainsi qu’aux sentiments démocratiques et libertaires exprimés depuis le début de la révolution industrielle par les mouvements ouvriers, avant qu’ils ne soient réprimés par la violence et la propagande
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Dewey jugeait « illibéral et immoral » de former des enfants à travailler « non pas librement et intelligemment, mais dans la perspective du gain », car leur activité « ne sera pas libre s’ils ne s’y engagent librement ». On retrouve bien là la thèse du libéralisme classique et des mouvements ouvriers.
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Hewlett attribue le fiasco anglo-américain à « la préférence idéologique pour le libre marché ». Ce diagnostic me semble partiellement erroné. En effet, le conservatisme à la Reagan a plutôt mis des entraves au libre marché. Il prétendait vouloir ouvrir les marchés aux pauvres, mais il a octroyé aux riches une débauche de subventions publiques et de sauf-conduits. Quel que soit le nom qu’on choisisse de lui donner, on ne saurait qualifier de conservatisme cette politique étatiste réactionnaire, brutale et cynique. Elle ne mérite pas plus le qualificatif de conservatisme que celui de libéralisme
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
On doit à Sylvia Ann Hewlett, célèbre économiste américaine, d’avoir déjà frayé quelques pistes en ce sens dans un rapport de l’Unicef sur la maltraitance des enfants publié en 1993. Son étude, qui s’étend de la fin des années 1970 au début des années 1990, concerne spécifiquement les pays riches. Elle constate un profond écart entre les sociétés anglo-américaines d’une part, et l’Europe continentale et le Japon d’autre part. Le modèle anglo-américain imposé par Reagan et Thatcher a eu des conséquences désastreuses sur l’enfance et la famille
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
À ma connaissance, les médias ne se sont jamais donné la peine de mentionner ce rapport, qui éclaire pourtant bien des problématiques de notre époque. Le New York Times, qui à longueur de colonnes déplore la baisse du QI et le recul des performances scolaires, n’y fait pas la moindre allusion, et il semble même oublieux du fait que les politiques sociales qu’il applaudit avec tant d’enthousiasme ont entraîné environ 40 % des enfants new-yorkais au-dessous du seuil de pauvreté, les exposant à la malnutrition et à toutes sortes de maladies.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
cette politique de la maltraitance n’a rien à voir avec le déclin du QI ! Le fin mot de l’histoire se trouve dans les gènes, nous dit-on. C’est bien simple, certains d’entre nous ont hérité d’un patrimoine génétique défectueux : si les mères de familles noires ne s’occupent pas bien de leurs enfants, c’est qu’elles sont originaires d’Afrique
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Cette situation déplorable peut s’expliquer, tout simplement, par l’effondrement des salaires. La politique économique de Reagan et de Thatcher était destinée à enrichir quelques-uns au détriment du plus grand nombre, et elle y a réussi. Mission accomplie : pour s’en sortir, les gens sont obligés de travailler plus. Dans la plupart des ménages, les deux parents doivent trimer 50 à 60 heures par semaine pour gagner le strict minimum. Et pendant ce temps, le chiffre d’affaires des entreprises ne cesse de grimper. Le magazine Fortune évoque les bénéfices « vertigineux » qu’encaissent les 500 plus grandes fortunes, alors même que les ventes stagnent.
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Une autre explication pointe vers l’insécurité de l’emploi, ou ce que les économistes se plaisent à appeler la « flexibilité sur le marché du travail », qui pénalise tous ceux dont le destin n’est pas pris en compte dans les calculs rationnels. Pour eux, la flexibilité est synonyme d’heures supplémentaires. Ils n’ont pas de contrats, ils n’ont pas de droits. C’est ça, la flexibilité. Il faut se défaire des contraintes du marché. Les économistes vous l’expliqueront très bien. Quand un couple est obligé de travailler plus pour gagner moins, nul besoin d’être un génie pour prédire les conséquences. Il suffit de regarder les statistiques. Vous les trouverez dans le rapport de Hewlett.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Dans les sociétés anglo-américaines, le temps que les parents passent avec leurs enfants a diminué de 40 % au cours des vingt dernières années, ce qui équivaut de dix à douze heures de moins par semaine, et les moments où les parents se consacrent pleinement à leurs enfants se trouvent réduits à la portion congrue. Évidemment, l’identité et les valeurs familiales en font les frais. Les enfants sont abandonnés devant la télé, ils rentrent seuls de l’école, leur clé autour du cou. D’où une recrudescence de l’alcoolisme et de la toxicomanie infantiles, de la violence entre enfants, sans parler des autres symptômes affectant la santé, l’éducation, la capacité à participer à une société démocratique, les résultats scolaires et le QI. Mais tout ça, ça ne compte pas. Souvenez-vous : tout est question de gènes.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Insistons une fois de plus sur le fait qu’en Europe, la situation est tout autre. Il y a plusieurs raisons à cela, et notamment la présence d’un mouvement syndical important. Cela renvoie à une différence plus fondamentale : la société américaine étant gérée par l’entreprise privée, la vile maxime des maîtres y prévaut plus qu’ailleurs. Elle garantit le bon fonctionnement de la démocratie, même si la plupart des citoyens sont rongés par ce que les médias appellent l’« antipolitique », c’est-à-dire la haine du gouvernement, le mépris pour les partis politiques et pour l’ensemble du processus démocratique. Encore une victoire éclatante des aristocrates dont parlait Jefferson, ceux qui craignent le peuple, s’en méfient et veulent lui retirer tout le pouvoir pour le mettre dans les mains des classes supérieures ou, à l’heure actuelle, des multinationales, des États et des institutions quasi gouvernementales qui servent leurs intérêts.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
quoi qu’on pense du gouvernement, c’est le seul rouage du système sur lequel on ait prise (à défaut de pouvoir faire pression sur les sociétés d’investissements ou les multinationales). Or c’est justement ce qu’il s’agit de nous faire oublier. Résignons-nous à être antipolitiques. Autre victoire. L’observation de Dewey, selon lequel la politique est l’ombre projetée par le grand capital sur la société (idée que l’on retrouve chez Adam Smith), a été occultée. La force qui projette son ombre a été escamotée par les institutions idéologiques, et nous n’avons pas d’autre choix que d’être antipolitiques. C’est là un autre coup porté à la démocratie et une concession grandiose accordée à l’absolutisme opaque dont l’ampleur dépasse tout ce que Jefferson et Dewey ont jamais pu concevoir.
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Nous revoilà donc face à ce sempiternel dilemme : être démocrates, au sens de Thomas Jefferson, ou aristocrates. Le choix de l’aristocratie est la solution de facilité, la plus rentable pour les institutions en quête de richesse, de privilèges et de pouvoir. L’autre voie, celle de la démocratie, est semée d’embûches, mais elle nous promet des récompenses bien plus gratifiantes. Nous nous retrouvons dans la même situation qu’il y a cent cinquante ans, quand il s’agissait encore d’assujettir les ouvriers au nouvel esprit du temps. Le monde d’aujourd’hui est loin de celui que connaissait Thomas Jefferson. Pourtant, les choix que nous avons à y faire ne sont guère différents
PRÉCIS D’INFORMATION ET D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE (1999)[25]
Se tenir informé, que ce soit de l’actualité, des avancées de la science, des matchs de foot ou de tout autre sujet, cela demande un effort. La compréhension, ça se mérite. Certes, à un individu isolé, la tâche pourra sembler insurmontable. Mais, quand on appartient à une communauté solidaire, ce n’est pas infaisable. Même chose pour ce qui est de « l’autodéfense intellectuelle ». Il faut une sacrée dose de confiance en soi pour défendre son point de vue envers et contre tous. Les expériences en laboratoire le prouvent : faites savoir à un quidam que ses pairs ne partagent pas son opinion, et il se dédira aussitôt. La psychologie sociale de Solomon Asch[26] a montré à quel point le comportement humain était conformiste et irrationnel. Mais ces expériences pourraient tout aussi bien recevoir l’interprétation inverse : au fond, l’homme n’a-t-il pas raison d’exploiter toutes les informations dont il dispose ?
PRÉCIS D’INFORMATION ET D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE (1999)[25]
Les diverses techniques permettant de lever le voile de la propagande devraient d’ailleurs être systématiquement appliquées au discours des appareils idéologiques (médias, presse d’opinion, travaux universitaires). Car il n’est pas rare que l’angle d’un article ou d’une dépêche, en se conformant à des impératifs doctrinaires, nous induise en erreur. Mais il subsiste toujours quelques indices laissant filtrer une vérité tout autre.
PRÉCIS D’INFORMATION ET D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE (1999)[25]
La vérité n’est pas belle à voir, mais il est temps de la regarder en face
PRÉCIS D’INFORMATION ET D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE (1999)[25]
La vérité ne tombe pas du ciel. C’est en unissant nos efforts que nous parviendrons à l’attraper.
ENTRETIEN (2010)
vous savez ce qu’il en est, puisque comme moi vous avez été à l’école : vous étudiez pour l’examen, vous le réussissez, puis, deux jours après, vous avez tout oublié ! Comme dirait Humboldt, c’est que vous n’étudiez pas mû par une nécessité intérieure, mais plutôt poussé par une contrainte extérieure. De plus, cette exigence que les enseignants et les élèves soient évalués d’après les résultats obtenus aux examens signifie que l’enseignant ne peut plus enseigner. Si par exemple un élève désire explorer une idée, l’enseignant doit lui répondre qu’il ne peut pas le faire parce qu’il doit en priorité mémoriser telle ou telle chose. Obama, comme je l’ai dit, va encore plus loin et souhaite que les enseignants soient évalués par leurs élèves, qui deviendront leurs clients, des clients qu’ils devront dorloter s’ils souhaitent continuer à recevoir un salaire l’année suivante. Tout cela a un effet disciplinaire, comme le disent certains enseignants et comme je le constate aussi en observant mes petits-enfants. Mais cela a aussi pour effet de limiter la créativité et la compréhension : vous n’approfondissez pas les choses, vous cherchez à réussir un examen.
ENTRETIEN (2010)
les grands événements de l’Histoire n’étaient pas ce que décidaient d’instituer quelques grands hommes, mais émanaient plutôt d’une somme considérable de militantisme pratiqué au sein d’organisations populaires.
ENTRETIEN (2010)
Considérez à ce sujet le mouvement en faveur des droits civiques, aux États-Unis. Howard Zinn s’y est engagé dès le début. Il enseignait alors dans un collège universitaire pour Afro-Américains, à Atlanta, et ses étudiants étaient de ceux qui allaient par exemple prendre place au comptoir d’un café alors que leur présence y était interdite. Ce n’était pas de la plaisanterie : ils étaient non seulement traités de manière affreuse, mais aussi battus et parfois tués. Zinn les encourageait, mais, comme il l’a fait toute sa vie, il prenait aussi part à leurs combats. Il a donc été renvoyé du collège. Par la suite il a rédigé un ouvrage sur le SNCC, le Student Nonviolent Coordinating Committee, qui était une des sources de ce mouvement et qui était alimenté par lui : le livre de Zinn reste le seul livre sérieux sur le sujet[28]. Cette amorce a ensuite généré des mobilisations et du militantisme, jusqu’au moment où Martin Luther King a pu prendre la tête d’énormes foules protestant dans les rues et que le mouvement est devenu suffisamment important pour que le Gouvernement Fédéral, sous Kennedy, dont l’administration regardait tout cela avec un certain dédain, commence à modifier ses politiques. Le président Johnson fut ensuite amené, sous l’effet de la pression populaire, à faire adopter des lois plus acceptables, lesquelles, si vous les examinez attentivement, ne font en somme que partiellement ratifier, un siècle plus tard, le Quatorzième amendement à la constitution[29]. Ce résultat a été obtenu par un vaste mouvement de protestation, initié par des Noirs auxquels se sont ensuite joints des Blancs. Parler de tout cela, le faire connaître, l’enseigner est une source d’inspiration qui alimente l’espoir et le renforce.
ENTRETIEN (2010)
Zinn envisageait l’histoire du point de vue des acteurs, du point de vue de ceux et celles qu’il appelait « la masse anonyme qui pose les gestes qui font les événements historiques ». Il traitait des combats des Indiens d’Amérique, des Noirs, des femmes, de ceux et celles qui sont, en grande partie, exclus de l’histoire, mais qui sont à la source de grands événements. Sa démarche horrifiait la corporation des historiens. D’autant qu’il se contentait d’utiliser du matériel aisément accessible et que ses notes de bas de page ne référaient qu’à des documents facilement disponibles
ENTRETIEN (2010)
après la Première Guerre mondiale, il y a eu une vibrante période d’activisme, de militantisme ouvrier, etc. Ensuite est arrivé le président Woodrow Wilson et son « Péril rouge » (Red Scare), qui a initié la pire période de répression de l’histoire des Etats-Unis – Wilson était un président libéral et progressiste – et qui a presque complètement mis fin à ce militantisme et à cet activisme. Le mouvement ouvrier a été écrasé, la dissension réprimée, et tout s’est calmé jusqu’à la Crise de 1929. La Seconde Guerre mondiale a eu le même effet. La population en est sortie (et est sortie de la Crise de 1929) avec une perspective passablement radicale, en souhaitant obtenir par exemple le contrôle de l’industrie par les travailleurs : les syndicats s’organisaient, les étudiants militaient. Puis ce fut la période du maccarthisme – McCarthy lui-même n’étant qu’un symbole – mais qui avait cette fois encore quelque chose d’extrême. Ici même, au Massachusetts, État libéral, une loi a été passée en vertu de laquelle vous étiez passible de trois mois de prison pour avoir tenu une réunion du Parti communiste dans votre salon. Ce n’était pas anodin. Ce n’était pas aussi dramatique que l’avait été le « Péril rouge », sans doute, mais ce n’était tout de même pas une blague. Cette fois, la période de recul n’a pas suivi ! Il y a bien eu de la répression, et elle a eu un certain impact ; mais l’activisme n’a pas diminué : au contraire, il a grandi ! Considérez par exemple le mouvement féministe, qui a probablement eu encore plus d’impact sur la société que n’importe quel autre : il date des années 1970 ; dans les années 1960, le mouvement écologiste commençait à peine ; les Mouvements de solidarité sont, historiquement, quelque chose d’entièrement nouveau
ENTRETIEN (2010)
Certes, des répressions ont été exercées et s’exercent encore : mais elles n’ont pas le même effet qu’autrefois
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
l’une des thèses centrales de Dewey : la production n’a pas pour but ultime de produire des marchandises, mais des hommes libres, associés les uns aux autres sur un pied d’égalité. Cette thèse renvoie bien évidemment à l’éducation, principale préoccupation de Dewey
DÉMOCRATIE ET ÉDUCATION (1994)[19]
Pour citer Bertrand Russell[21], l’éducation a pour objectif de « donner aux choses une valeur autre que celle de domination, de former des citoyens avisés dans une société libre, de concilier citoyenneté et liberté, créativité individuelle, ce qui suppose de traiter l’enfant de la même façon qu’un jardinier traite une jeune pousse, dotée d’une nature propre, qui pourra éclore pleinement si on lui apporte le terreau, l’air et la lumière dont elle a besoin ».