Livre qui parle de Chaman

Highlights

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Elle me parlait sans cesse, elle me disait : – Tu dois entrer dans la nuit comme un chat, et dans le jour comme un lion.

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Car les Indiens distinguent deux sortes de souvenirs : les froids, et les chauds, qu’ils appellent mémoires. Les souvenirs froids sont faits d’informations. Ils disent ce qu’ils savent, rien de plus. Qui dit que deux et deux font quatre ? Un souvenir froid. Les civilisés ont la religion de ces sortes de souvenirs. Ils les cultivent. Ils les accumulent. Ils savent faire d’eux des outils redoutables. Les primitifs les utilisent volontiers, mais ne les estiment pas plus que des traces mortes. Ils préfèrent les mémoires chaudes, les instants survivants du passé qu’il nous arrive d’évoquer et qui viennent à nous comme ils sont, avec leur poids de douleurs ou leurs frémissements d’allégresse, avec leurs larmes, leurs parfums. La tête se souvient, les sens ont des mémoires. Le corps, de haut en bas, des orteils aux cheveux, est un village de mémoires. Peupler ce village de mémoires alliées, afin que la vie soit bien défendue et servie, voilà selon l’école indienne la meilleure façon de construire un homme. L’encombrer de savoir inutile, de croque-mitaines, d’inquisiteurs, mère de Dieu ! C’est le nourrir d’ordures.

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Oh, la douleur du monde ! Comme nos âmes doivent être vastes, pour la contenir ! Et comme elles sont magnifiques pour résister à la perdition

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. A vrai dire, il fut surtout un bouc. Pas n’importe lequel : l’émissaire, celui que l’on charge de tous les maux et que l’on chasse à coups de pierres hors du village en lui braillant derrière que tout est de sa faute, tout, nos misères, nos lâchetés, notre peur de mourir, le froid qu’il fait, la pluie, et nos boutons de fièvre, et nos crises de foie ! Elle s’en va, la pauvre bête, sous les cailloux, sous les insultes. Mais nos maux s’en reviennent, plus fringants que jamais. Et il nous faut chercher encore un autre bouc

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Je connais des gens qui prennent la vie en horreur sous l’étrange prétexte que le monde leur déplaît. Comme si le monde et la vie étaient sortis jumeaux du même ventre ! Le monde n’est que le lieu où la vie s’aventure. Il est rarement accueillant. Il est même, parfois, abominable. Mais la vie ! L’enfant qui apprend à marcher, c’est elle qui le tient debout. La femme qui apprend les gestes de l’amour, c’est elle qui l’inspire. Et le vieillard qui flaire devant lui les brumes de l’inconnaissable, affamé d’apprendre encore, c’est elle qui tient ses yeux ouverts.

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Nous étions des pauvres, des affamés naïfs. Dieu merci, nous avions cette foi dans l’enchantement du monde qui fait l’increvable vigueur des ignorants

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Je n’avais pas découvert le secret de la vie. Mais je savais désormais ce que j’étais : un étranger définitif, un pèlerin sans Jérusalem, un être affligé de ce perpétuel agacement de l’âme qui vous pousse sans cesse où les gens ne vont pas, à la recherche d’on ne sait quoi.  

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Les Aymaras sont des êtres terriblement hermétiques. Ceux qui ont émigré vers les villes ont sombré dans la prostitution et l’alcoolisme. On ne parle jamais d’eux. Mais ceux qui sont restés sur le plateau ressemblent à leur terre. Elle est d’une simplicité impitoyable. L’herbe déserte, la montagne, le roc, le lac Titicaca à trois heures de marche, les nuits glacées, les jours caniculaires, le silence infini, tel est le haut pays de ces seigneurs sévères.

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J’ai voulu savoir ce que l’on faisait dans la « cuve de mémoire ». Il m’a dit que l’on sortait du « penser » pour entrer dans le « sentir ».

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chaque homme était le miroir de tous les autres êtres qui peuplent l’univers. Par « autres êtres » il ne fallait pas seulement entendre nos semblables humains, mais aussi la terre, les cailloux, les arbres, l’eau, le feu, l’air, toutes les choses visibles, toutes les choses invisibles aussi. « Nous avons reçu de la lumière, nous donnons de la lumière. » Voilà ce que disaient les hommes-miroirs.

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La gratitude est un donné pour un reçu. Un échange non point hasardeux, mais conscient. De n’importe quelle façon nous devons remercier pour ce qui nous est donné, sinon nous sommes en état de dette permanente. Ce n’est pas que ce soit mauvais, c’est simplement dommage, parce que la gratitude mène à la relation. Et dans la relation, il n’y a plus d’indifférence. Nous donnons, nous recevons, nous participons à la respiration du monde.

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El Chura ne m’a pas expliqué cela. Il m’a appris à le vivre. 

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– Un jour tu plongeras tout habillé et tu ne te mouilleras même pas. – Vous plaisantez, Chura ! Il n’aimait pas que je l’apostrophe ainsi. Il a froncé les sourcils. J’aurais dû me méfier, mais je n’avais même pas vingt ans, j’étais un chien fou. Je me suis assis dans la barque. J’ai insisté. – Dites-moi, Chura, dites-moi comment cela peut-il se faire ? Il m’a regardé droit dans les yeux, il s’est un peu courbé en avant et il a pété. Il a lancé un pet à ébranler la montagne. Après quoi il s’est retourné, et il est parti. J’en suis resté anéanti. Je me suis dit : « Mais pourquoi me fait-il ça ? Bon sang de Dieu, il me méprise ! » Ce n’était pas du mépris. Il avait simplement voulu me faire entendre que ma question était d’un voyeur, d’un imposteur, d’un homme qui voulait savoir avant d’avoir agi, avant d’avoir vécu ce qu’il y avait à vivre. Elle ne méritait pas de réponse, voilà tout. Elle méritait un bruit, parce qu’elle était un bruit.

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S’il m’arrivait de faire la moindre allusion à mon incartade, ne serait-ce que pour m’en excuser, il pétait derechef et s’en allait encore, pour me signifier clairement qu’il était indigne d’un homme véritable de retourner à ses excréments, et de se complaire à les renifler.

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Un caillou offert par El Chura ne pouvait être n’importe quel caillou, c’était forcément un talisman ! Je lui ai demandé si c’était une pierre rare. Il m’a répondu : – Non, non, c’est pour que tu trouves l’Autre. – L’Autre ? Mais je l’ai trouvé dans l’eau, je vous en ai parlé, Chura ! Cette lumière, vous vous souvenez ? Cet éclair dans la poitrine ! – Oui, je sais, mais dans la pierre se cache un autre Autre, plus renfrogné, plus rude. Cherche-le, ça te fera du bien. – Comment donc savez-vous ce qu’il y a là-dedans ? – Oh, moi je ne sais rien du tout. C’est ce qu’on dit. Il ne disait jamais « je sais ». Il aimait plus que tout jouer les ignorants. Il m’a donc mis ce caillou dans la main comme il m’aurait donné une patate chaude. Je lui ai dit : – Qu’est-ce que je dois faire avec ça ? – Ne t’inquiète pas, tu verras bien. ¡ Adiós !

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j’ai posé le caillou sur la table, dans un rond de lumière. Comme je le regardais encore, sans plus rien espérer de lui, je l’ai vu environné d’un vague halo et j’ai perçu, dans ses dedans, une sorte de battement. Je me suis dit : « Bon Dieu ! Il est vivant ! » Et tandis qu’un étonnement jubilant montait dans ma poitrine, quelque chose de lui s’est approché de moi, quelque chose de lourd, de timide, d’heureux pourtant. C’était comme un regard sans visage, sans yeux, rien d’autre qu’une force aimante semblable à la chaleur d’un regard. Une prière muette m’a envahi le cœur. Et je n’ai plus rien pensé, Dieu garde ! C’était trop émouvant. J’ai salué, et j’ai goûté, c’est tout.

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Pourquoi ne vit-on pas ces choses plus souvent ? Elles sont si simples ! Mais qui se soucie de regarder un caillou ? On pousse devant soi quelques idées distraites qu’on croit indiscutables. Un caillou ? C’est moins qu’une plante. C’est sans valeur. C’est chaotique. Et le passant va son chemin, cherchant un ami peut-être, ou le sens de la vie, ou la maison de Dieu. Tout était là pourtant, sur le bord de la route, dans ce morceau de roc effleuré d’un œil vague. Il aurait suffi de se pencher sur lui, et d’oser faire sa connaissance. Il aurait suffi de renoncer un instant à quelques certitudes, quelques suppositions. Il aurait suffi d’un peu d’oubli de soi, d’un rien d’amour. Si vous aimez les choses, elles viennent, elles vous parlent, elles se mettent d’elles-mêmes à votre service. L’amour que vous donnez à un caillou provoque l’éveil de l’amour endormi dans ce caillou, parce que dans toute chose il y a de l’amour endormi, du désir d’échange, des élans de gratitude qui n’attendent que d’être réveillés.

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Le temps, pour les chamans, est aussi une force, comme l’eau, la terre ou le feu. Il me fallait apprendre à pénétrer en lui, comme je l’avais fait dans le lac, et m’allier à lui, et lui donner assez d’amitié pour qu’il me parle, pour qu’il me dise (car lui seul sait) : « Laisse mûrir », ou bien : « Le moment vient, attends encore », ou bien : « C’est l’heure. Va maintenant ! »

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– Chura, l’amour dans le caillou, le sentir, toutes ces choses que j’ai faites depuis que je vous connais, à quoi ça sert ? C’est bien, mais ça n’a pas d’existence réelle. C’est de la pure invention, non ? Il s’est arrêté au bord du sentier, il m’a examiné des pieds à la tête, l’air extrêmement étonné. Il m’a dit : – Mais c’est pour ça que nous sommes au monde ! Pour inventer la vie !

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Écoute. Ce que je vais te dire là, c’est une fois pour toutes. Nous n’en parlerons plus. Viracocha a créé la vie. Nous sommes ses enfants. Nous devons poursuivre son œuvre. Nous devons créer, inventer sans cesse, comme il l’a fait. C’est la meilleure manière de le servir. L’important, ce n’est pas Viracocha, c’est ta capacité de capter sa puissance, qui seule permet de transformer les choses. Non pas pour te servir d’elles, mais pour les épanouir, pour les faire entrer dans la dignité de la vie, dans la jouissance de la vie, et pour y entrer avec elles. Mais toi, tu penses. Ce que tu crois être ton intelligence te dit ce qui est possible et ce qui est impossible. Mais ce n’est pas ta véritable intelligence qui te dit cela, c’est seulement la minuscule expérience que tu as du monde. Viracocha ne pense pas. Il n’est pas intelligent, il ne se perd pas dans des idées de monde, lui. Il donne la vie, et il jouit de cela. Il aime cela. Ne cherche pas Viracocha dans le ciel, dans les temples. Reste dans ton corps, dans ton sentir. C’est là qu’il est. Et permets-lui seulement de sortir, de temps en temps. Tu verras ce qu’il est capable de faire. Tu sais ce qu’il a fait pour moi ? – Non, Chura. Dites. – Il m’a donné un plumage de renard. Touche. Il m’a tendu sa nuque, pour que je palpe son plumage de renard. Je suis resté la bouche ouverte, à ne savoir que faire. J’ai avancé la main et j’ai dit, bêtement : – Mais, Chura, les renards n’ont pas de plumes. Le coup d’œil qu’il m’a jeté m’a cloué contre le roc où nous étions assis. Il m’a dit : – Qui es-tu, toi, pour décider de ce qui est ou de ce qui n’est pas ? Si tu avais été moins idiot, si tu avais eu ne serait-ce qu’une étincelle de sorcellerie, sais-tu ce que tu aurais dit ? Tu aurais dit : « Et si c’était vrai ? » Et tu aurais senti ta poitrine s’ouvrir, ton ventre rire, ton corps chanter jusqu’au bout des ongles. Imbécile, tu aurais fait plaisir à Viracocha, et Viracocha t’aurait lavé le cœur, il t’aurait donné de la joie, des forces toutes neuves

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– Il faut bien que quelqu’un, la nuit, ne dorme pas, sinon ce n’est pas la nuit qui règne, c’est le néant. Monte encore une marche, Luis.

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Un caillou peut vous parler de l’innocence, mais il ne peut pas vous parler de la mort, pas plus que du bien, du mal, de l’utile, de l’inutile. Il ne sait rien de tout cela. Demandez à la vie à quoi elle sert. Elle ne vous répondra pas. A sa manière, elle vous pétera peut-être à la figure, elle vous tournera le dos, et vous croirez qu’elle ne vous aime pas. Mais non, elle ignore tout de nos philosophies, elle ne sait pas ce que signifie le mot « néant », voilà tout. Ce mot, pour elle, n’est qu’un bruit. Comment pourrait-elle comprendre ? La vie vit pour vivre. Elle n’est qu’une force qui va, gratuite, sans questions et sans cesse donnée. Libre à vous de l’épouser, de la voir comme elle est, de l’aimer simplement pour le bonheur d’aimer. Et si vous ne voulez pas d’elle, que lui importe, elle passera sans vous ! 

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Elle s’est mise à jouer de mon corps comme d’un instrument de musique, en psalmodiant des incantations, à voix basse. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait là. Elle m’a répondu qu’elle réveillait les démons et les anges, les forces obscures et les forces lumineuses. Elle m’a dit : – Il ne faut pas qu’elles se combattent, il ne faut pas qu’elles s’ignorent non plus. Il faut les aider à faire connaissance et à se marier ensemble. Si elles sont toutes les deux dans ton corps comme dans leur maison, elles te feront du bien, elles t’aideront à vivre.

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Elle a fait ainsi tous les soirs. C’est devenu un jeu. Nous commencions toujours par ce jeu-là quand nous faisions l’amour, qui ne cessait jamais d’être lui-même un jeu. Parfois, sans que je sache quelle idée la piquait elle échappait brusquement à mon étreinte, agile et vive comme une renarde. Le temps que je reprenne mes esprits, je la voyais debout en train de se faire chauffer du café. Au début je ne comprenais pas. Je lui disais : – Pourquoi fais-tu ça, Marguicha ? C’est un rituel ou quoi ? – Non, non, c’est juste pour se tenir l’envie dedans, pour la goûter. Après, quand on recommence, c’est mieux. Je ne comprenais toujours pas. J’étais habitué à l’érotisme grave, à l’amour droit devant, profond, bien enfermé sur lui-même, hors du monde. Marguicha en faisait une œuvre déconcertante, parfois étrangement savante, parfois d’une simplicité de fou rire. Dans l’amour de Marguicha on pouvait s’amuser, se chercher des poux dans les cheveux, manger, parler de nos sexes comme de vieux camarades imprévisibles, danser, inventer des caresses, aller chercher la jouissance chez les aigles ou chez les démons. Elle savait ralentir la nuit, faire d’une heure un instant bref ou une vie de petites choses. Elle avait dix-huit ans. Je n’ai jamais eu d’amoureuse qui sache ainsi jouer du temps.  

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Pendant mes quelques minutes de solitude devant la porte j’avais évidemment échafaudé deux ou trois histoires de traîtrise, un scénario de rupture sur fond de ruines antiques et un discours de réception à l’Académie des sciences morales sur le nécessaire respect de la vie privée. Je lui ai sèchement demandé ce que ma compagne lui avait confié de mes comportements intimes. Il n’a pas eu l’air surpris, juste songeur, un court moment, puis il a lâché avec une sorte de mélancolie tranquille : – Tu vois, Luis, c’est ça un cerveau. Un vieux salaud qui te tient par les couilles et qui te raconte n’importe quoi pour t’empêcher de sortir de sa prison.

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Seul un cerveau, dans sa logique de soudard, est capable de vous faire prendre un « forcément » pour une évidence. La vie est plus vaste que lui ? Qu’importe, il la réduit à sa dimension de caserne. Ce qui vit hors de lui est nul, voilà sa loi. Que sait-il de l’amour, ton cerveau, pauvre Luis ? Rien. Il sait, par ouï-dire, que l’amour existe mais il ne sait pas le goûter. Que sait-il d’une pomme ? Son poids, sa couleur, sa chimie. La formule chimique d’une pomme nourrit-elle ? Non, mais le cerveau s’en moque. Il ne se nourrit pas de pommes, il se nourrit d’informations. Il les stocke, il les accumule, il les empile, il les interprète, il s’en bâtit des systèmes, des romans, des euphories et des angoisses. Il ne vit pas, il fonctionne. Comme si El Chura avait besoin de questionner, pour savoir ! Il me répétait tous les jours que je ne devais pas me laisser engluer dans mon bavardage mental, que la seule connaissance qui vaille était dans le vivant et que je devais aller l’y chercher comme l’on joue, les yeux ouverts, les oreilles dressées, les narines en éveil et la langue à l’affût. Une bouffée de colère avait suffi pour que j’oublie tout cela, et mon cerveau avait profité des fumées soulevées pour me planter son « forcément » dans la bouche.

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 Le cerveau est un serviteur, pas un maître. Si tu lui laisses le gouvernail, il ne te conduira pas où tu veux aller, mais où son poids l’entraîne sans cesse. Et tu sais bien où son poids l’entraîne. – Non, Chura, je ne sais pas. Dites-moi. – Tu le sais, mais tu es paresseux. Tu veux que je te porte sur le dos. Tu veux rester un enfant.

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Il y avait dans ses yeux une malice si entraînante que ma bouche s’est fendue, que mes yeux se sont écarquillés et que je suis parti avec lui à rire à grands éclats dans la nuit magnifique. Il a dit, entre deux hoquets : – Tu le vois, maintenant, où son poids l’entraîne ? Tu le vois ? – Oui, Chura, au néant. Le néant est le lieu de celui qui ne sent pas. Le cerveau ne sent pas.

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Si je n’ai retenu que peu de choses de tout ce qu’il m’a dit, c’est qu’il l’a voulu ainsi. Sa voix était d’une égalité de litanie. Il s’arrêtait parfois au détour d’une phrase. Il aiguisait son regard et levait l’index devant son nez, le temps d’un cri d’oiseau lointain ou d’un éclat de soleil, puis il reprenait son fil monotone. En vérité, il ne m’a pas parlé pour remplir mon grenier d’informations, de principes ou de conseils d’ami, mais pour m’ensemencer. Il a planté partout, ce jour-là, dans mon corps, des mémoires. Je le sais parce qu’elles n’ont pas cessé de germer, tout au long de ma vie, toujours à l’heure juste. De temps en temps encore me vient un savoir-faire, une intuition, une évidence. Je me dis, étonné : « Mais d’où sors-tu cela ? » Et je revois le vieux, et j’entends ses paroles. Il me parle partout.

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Comme nous retournions dans la cabane, à la nuit tombée, je me souviens qu’il m’a dit : – Évite la tiédeur. Brûle-toi si tu veux, gèle si ça te chante, mais choisis. Si tu te brûles, sois la braise. Si tu te gèles, sois la glace.

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– Les mots ne sont que des lueurs, des signes. Ils sont les portes des mémoires. Les choses derrière les mots, voilà l’important. Le vieux a inscrit dans ton corps tout ce dont tu auras besoin jusqu’à ta mort, et au-delà. C’est en toi maintenant que tu dois chercher tes réponses.

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Comment s’y est-il pris pour inscrire cette infinité de lumières au-dedans de ma peau ? Je l’ignore. Si j’imagine, si je ferme les yeux et me retrouve assis, devant lui, sur la paille chaude du radeau, je vois mon corps ouvert à deux battants, je vois, au-dedans, un autre corps, je vois le vieux occupé à incruster des fragments de couleur, de-ci de-là, sur ma peau secrète. Et je pressens qu’il ne me parle que pour me distraire, pour que je ne bouge pas, pour que je ne le dérange pas trop pendant son ouvrage. Il aurait pu aussi bien se taire. Quand je repense à lui, je me souviens surtout de son regard tranquille, sans souci d’aucune sorte et pourtant attentif. Il disait, ce regard : « Vois, je fais mon travail parce qu’il ne faut pas que se perde ce qui m’a été donné. Tu comprendras plus tard, tu oublieras peut-être. Certaines graines que je dépose en toi ne pousseront jamais, qu’importe, tu n’es pas le premier que j’ensemence ainsi, tu n’es pas le dernier, elles pousseront chez d’autres. » Pourtant, quel espoir il y avait dans la lumière de ses yeux ! 

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 j’ai choisi d’explorer la douleur de l’absence d’un être aimé. Il m’est aussitôt apparu que cette douleur était une maladie guérissable. Je me suis aventuré plus avant dans la salle. Entre mille autres voix, j’ai entendu ceci : « Plutôt que de t’enfermer dans le chagrin ou l’indifférence, cultive les sensations que l’être aimé a laissées en toi, redonne vie, dans tes dedans, à la tendresse, à la douceur. Si tu revivifies ces instants de bonheur passés, si tu les aides à pousser, à s’épanouir, à envahir ton être, la distance peu à peu se réduira, la douleur peu à peu s’estompera. Tu peux recréer ce que l’oubli a usé. » Je me suis émerveillé de ce pouvoir et de mes capacités à explorer cette vaste bibliothèque que j’avais en moi. 

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Je n’ai parlé de rien. Je savais que les mots ne pouvaient qu’abîmer ce miracle que je venais de vivre. 

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 Chura, ce que vous me demandez est impossible. Je ne vois rien. – Tes yeux sont des fenêtres, Luis, rien d’autre. Des fenêtres. L’œil véritable est dedans. Regarde avec l’œil du dedans.

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Désormais je le voyais comme un ami infiniment précieux, indulgent et joueur. Joueur, surtout. Quoi qu’il fasse (et il faisait tout avec un soin méticuleux) sans cesse était perceptible en lui le bonheur secret du joueur. Non pas du gagneur, celui-là ne connaît que des plaisirs féroces, mais de celui qui joue avec toutes les choses comme avec des vivants, qui joue pour partager le plaisir de jouer, comme font les enfants voluptueux, quand ils se créent des mondes.

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 Il y a d’abord les contes, les vieux récits qui viennent du temps des premiers hommes de la Terre. Les premiers hommes de la Terre ne vivaient que dans le sentir, ils ne connaissaient pas la conscience carrée. Leurs histoires disent donc les vérités du sentir. Il y a aussi celles qui occupent les gens, l’espace d’une nuit, devant le feu, et qui s’en vont dès le matin levé. Les unes comme les autres sont des êtres vivants, Luis, aussi vivants que nous. Je m’émerveillais de l’entendre parler ainsi. J’avais le sentiment d’oser goûter enfin à un savoir présent depuis toujours en moi. J’ai dit : – Chura, à quoi ressemblent les histoires ? – Elles sont comme des formes lumineuses de couleur différente selon qu’elles sont vieilles ou jeunes, passagères ou durables. Parfois des oiseaux les portent, parfois des feuilles mortes. Parfois elles voyagent simplement dans le bruit du vent. Elles volent au-dessus des villages. Toutes recherchent notre compagnie. Quand l’une d’elles repère un homme qui lui plaît, elle vient se percher sur son épaule et elle essaie de le séduire. L’homme la chasse ou la raconte. S’il la chasse, elle s’inquiète. Elle s’en va, elle erre çà et là, elle ne sait pas où aller, elle est en danger de se perdre. S’il la raconte, il croit qu’il invente, ou qu’il se souvient. En vérité, c’est elle qui parle par sa bouche. Quand elle a fini, elle laisse sa trace en lui, comme tous les êtres qui ont croisé sa route l’ont fait avant elle, et elle s’envole vers d’autres villages. Les histoires ont besoin de nous pour vivre. Sans la force que nous leur donnons, elles se déferaient dans le ciel, comme des fumées.

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Entrer dans l’âge adulte est une naissance. C’est un passage difficile. Beaucoup le refusent parce qu’ils ne veulent affronter ni la souffrance d’être seuls, ni la liberté d’inventer leur propre vie. Jusqu’à ta mort et même au-delà tu devras grandir, grandir encore, devenir toujours plus adulte. Ne jamais prendre racine dans une communauté, dans une foi collective, dans un quelconque confort, voilà la loi du sorcier. Ne l’oublie pas, Luis. Si un jour tu te sens protégé, méfie-toi, le risque sera grand que tu retombes en enfance. Regarde l’aigle, et apprends la liberté.

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J’ai soufflé la chandelle, j’ai serré ma compagne contre moi et je me suis abandonné à la rumeur violente qui nous environnait. Tout est venu d’un coup, dans un flot d’évidence.   El Chura m’avait dit : « Imagine, là-haut, au-dessus de ta tête, un aigle à l’œil aigu, attentif, précis, froid. Tiens-toi lié à lui par un fil lumineux. L’aigle te voit. Il voit aussi ce qui t’entoure. Il voit ce que tu es, un être parmi d’autres, un être sur son chemin, charriant son histoire, ses peurs, ses croyances, son cœur, ses soleils et ses brumes, un être et sa version du monde ni plus ni moins tordue, ni plus ni moins exacte que celle des vivants qui bougent autour de toi. Chacun a sa façon de voir, de ressentir, d’interpréter les choses.

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L’œil de l’aigle voit tout ce que tu ne peux pas voir, en bas, au ras des herbes. Il te décolle de toi-même. Il voit ce que tu penses, il voit aussi au-delà de ce que tu penses. Il voit, par exemple, que ton histoire dans ce monde n’est pas seulement celle que raconte ta tête. Elle sait beaucoup, ta tête, mais pas tout ! Ton corps sait autant qu’elle. Tu peux aussi demander à ton corps de te raconter sa propre version de ta vie. »

Note

Exercice de l’aigle

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Je l’ai fait. J’ai demandé à l’aigle d’interroger mon corps. Et savez-vous ce que mon corps a répondu ? Il a dit : « Quelle sottise d’imaginer l’âme séparée de moi ! L’âme est le temple de la mémoire. Comment entrer dans l’âme, sinon par le sentir ? Et comment entrer dans le sentir, sinon par les portes du corps ? » Voilà ce que mon corps a dit à l’aigle

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ce jour-là, j’ai appris où était le vrai secret : dans l’attention de l’aigle. Elle seule permet de percevoir les choses dans leur nudité simple, de se nourrir de tout, d’entrer en amitié avec tout ce qui vient, avec tout ce qui est, les herbes, les poissons, les montagnes, la terre. Eux aussi ont leurs joies et leurs douleurs, leur histoire, leur idée de Dieu, leur version du monde. Qui peut être assez fou pour penser que la Terre est une boule inerte ? Elle est vivante, elle a ses espérances et ses poussées de fièvre, elle parle, il suffit de vouloir l’écouter pour l’entendre. Demandez à l’aigle de prendre assez de hauteur pour embrasser la Terre, et demandez à la Terre de vous raconter son histoire depuis que les hommes bougent sur elle. Peut-être l’entendrez-vous se soucier de nous, s’effrayer de nos guerres et pleurer de ne pas savoir quel mal elle nous a fait pour que nous l’aimions si peu.

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Je découvrais à chaque pas que l’imminence de la séparation ravivait étrangement l’amour que j’éprouvais pour les êtres et les choses, et réveillait en moi un chant profond, d’une force si douce et si abandonnée qu’elle en était presque insupportable. J’ai tenté d’expliquer cela à mon compagnon, tandis que nous marchions. Il m’a répondu : – Je t’ai déjà dit qu’il faut sans cesse s’efforcer de vivre l’heure qui vient comme si c’était la dernière. Tu sais pourquoi maintenant.

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Si tu étais un homme de paix, tu chercherais à convaincre l’autre de vivre en paix, ce qui te conduirait tout droit à de nouvelles bagarres

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pourquoi dois-tu fuir les combats inutiles ? Non pas parce que tu es un homme de paix, mais parce que tu veux avoir la paix.

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tu veux avoir la paix parce que tu as besoin de forces. Et tu as besoin de forces parce qu’il en faut beaucoup pour voyager dans les mystères de la vie

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Les émotions, les discussions, les colères, les convictions même, pour peu qu’on se laisse aller à les défendre, sont de redoutables dévoreuses d’énergie. Elles te sucent le sang, elles t’épuisent en pure perte. Il est indispensable que tu les voies pour ce qu’elles sont : des vampires.

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Il m’a semblé pour le coup qu’il faisait trop peu de cas des passions humaines. Je me suis rebiffé. – Mais, Chura, l’affrontement est parfois nécessaire. Il y a tout de même des choses qu’on ne peut pas laisser dire, sinon les gens vous prennent pour un idiot. Il s’est brusquement absorbé dans la contemplation du ciel, et d’un ton si distrait que je n’ai pu savoir s’il me répondait ou s’il découvrait tout à coup, dans l’air, je ne sais quelle évidence, il a lâché : – Bien sûr, bien sûr. – Alors ? – Alors quoi ?

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– Quand un mendiant te tend la main pour te demander un sou, tu lui donnes un sou, et il te dit merci. Tu crois que cela va de soi, que c’est l’ordre naturel du monde. Mais en vérité, quand un mendiant te tend la main, c’est pour t’aider à sortir de quelque part. C’est donc à toi de lui dire merci. – A sortir d’où, Chura ? – De ton trou d’indifférence, de ton sommeil, de ta misère intime. Les mendiants sont des donateurs invisibles, souviens-toi de cela. Tu m’aides beaucoup, Luis. Sans toi, j’aurais du mal à rester éveillé. Heureusement, tu me tends sans cesse la main. Je suis idiot, non ? J’ai ri dans un sanglot. – Idiot, vous ? Mon Dieu, Chura, comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Je tremblais de partout. Mon cœur dansait, j’avais envie d’étreindre ce vieux père de toutes mes forces, de lui jurer fidélité éternelle, de marcher près de lui jusqu’au bout de ma vie. Il s’est arrêté. Il m’a lancé un coup d’œil joyeux, vif, moqueur, comme s’il venait de me jouer un tour d’illusionniste. Il m’a dit : – Ne crains jamais de passer pour un idiot, Luis. Ce n’est pas l’aveuglement des autres qui importe, c’est l’œil de l’aigle. Nous n’avons plus parlé de la soirée

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Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. Tu es entré dans cette belle histoire d’amour que tu m’as racontée un jour, tu te souviens ? Le monde a dit à ton corps : « Qui est là ? » et ton corps ne lui a pas répondu : « C’est moi. » Il lui a répondu : « C’est toi-même. » Ton corps a reconnu les frémissements de la Terre, parce que les frémissements de la Terre sont aussi les siens. Ton corps a reconnu la danse des atomes de la Terre, parce que les atomes dansent en lui pareillement. Ton corps a rejoint sa famille, Luis. – C’est cela, le sentir ? – Oui. Il ne peut s’allumer que si la conscience carrée se repose. – Pourquoi la conscience carrée est-elle l’ennemie du sentir, Chura ? – Elle n’est pas son ennemie. Elle est simplement un autre lieu de nous-mêmes. Elle est d’un autre usage. La conscience carrée est très utile pour fabriquer des trains, des routes, des avions, des villes, des médicaments, des canapés, des systèmes increvables. Mais elle est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas de l’inexprimable, elle veut des preuves. Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin. C’est là qu’on se retrouvera, Luis, quand tu auras envie de ma compagnie. Dans le jardin.

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 Où allons-nous, Chura ? – Dans le sentir.   Il m’a demandé de fermer les yeux. Je me suis retrouvé dans mon corps comme dans une maison à la pénombre accueillante, familière, grouillante de mille vies. La voix d’El Chura m’est parvenue lointaine, il m’a semblé que je l’entendais au travers de ma peau. – Plus profond, Luis. Descends encore. J’ai eu l’impression de lâcher une rampe. Je me suis senti glisser comme sur un toboggan. Peut-être ai-je traversé un bref instant d’appréhension, mais ce ne fut guère qu’un cahot. Une allégresse soudaine m’a envahi. Je me suis laissé aller à la grâce de Dieu, sans peur, sans armes, sans questions. – Avance vers tes frontières. C’est bien. Attention, tu entres dans l’herbe. Tu sens l’air ? – Oui, Chura, je suis dehors. Une ivresse légère m’a pris. Je me sentais flotter. Je ne voyais pas mon compagnon, je ne voyais rien, mais je n’étais plus enfermé nulle part. J’ai eu envie de rire. J’ai dit : – Chura, ne me lâchez pas ! C’était tout à coup comme si j’apprenais à marcher, ou à monter à bicyclette, ou à nager dans l’air. Je découvrais en aveugle un monde sans formes, mystérieux, mais que je sentais infiniment vivace et amical. – On va vers la montagne. Un brusque coup de vent m’a emporté. J’ai entendu, au loin : – Doucement, ivrogne !

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Ne cours pas après la connaissance, Luis, la connaissance est toujours là où tu es.

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heureux comme des pauvres à qui rien ne manque. 

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El Chura m’avait prévenu, quand je l’avais quitté, que j’allais à de multiples rendez-vous dont les lieux et les heures étaient décidés depuis longtemps, peut-être même, à ce qu’il m’avait dit, depuis le temps d’avant ma venue au monde. Je ne l’avais pas vraiment cru. L’idée d’être conduit par je ne sais quel guide invisible et bienveillant m’apparaissait poétique, mais improbable. Il m’a fallu pourtant accepter l’évidence que ma volonté consciente n’était pour rien dans mes cheminements et qu’un veilleur malicieux, en moi ou hors de moi, s’obstinait à ridiculiser le hasard.

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J’ai aujourd’hui la certitude apaisante, quoique déraisonnable, d’avoir été mené sans cesse où je devais aller. Non point que j’aie été l’objet d’une attention particulière de la part de mon Créateur. Chacun en lui a sa boussole qui l’attire à ce qu’il lui faut. Tous les ânes vont aux chardons, tous les chiots à la mamelle. Les hommes, eux, vont au savoir. Leur destin est de découvrir, d’éclore toujours plus amplement, de déployer sans fin leur esprit, leur conscience. Leur chemin est obscur, étrange, tortueux. Ils peuvent certes s’égarer, s’embourber dans l’absurde et maudire leur vie. Il m’est arrivé de me perdre, comme à tout voyageur

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il m’a dit : – Tu vois, le monde, lui, n’a pas de capuchon. Il capte tout du ciel, du soleil, des étoiles. Si ton crâne était circoncis, il pourrait accueillir mille choses qu’il ne peut pas percevoir parce qu’il est couvert, comme ton sifflet. Ton trou est tout petit, et ce qui vient d’en haut a du mal à passer. – J’aimerais être grand ouvert, don Benito, comme le monde. Dites-moi comment faire. – Oublie tes peurs, tes opinions. Sens les choses et laisse venir. Accueille tout, ne pense pas

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il me disait : – Regarde-moi. Qu’est-ce que tu vois ? – Votre visage. – Pas mon visage. Un autre dessin du tien. Oublie tes peurs, oublie tes encombrements, oublie tout de toi, et peut-être tu me verras. Ou bien, sans cesser de ciseler ses cailloux : – Jouons à échanger nos têtes. A partir de maintenant tu es moi, je suis toi.

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– Décapsule ton crâne, je vais te donner un secret. Prends-le comme une provision de route. Quand tu adresses une demande à ton Dieu sache qu’elle est à l’instant même accordée. A l’instant même. La seule difficulté est d’accepter ce fait. L’aide te vient à la seconde où le souffle qui l’appelle lui ouvre la porte. Fais confiance. N’espère rien de ta tête à petit trou. Celle-là ne voit rien, n’entend rien, elle est trop occupée à attendre des réponses, à exiger des preuves. N’attends pas. Ta prière à peine dite, agis en tout comme si elle était exaucée, car elle l’est, même si tu n’en vois aucun signe.

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Je l’avais cru comme on croit aux anges, quand le présent fait mal, quand l’avenir fait peur. Le temps avait flétri mon émerveillement. Il en est toujours ainsi quand on plante ses découvertes dans son crâne et qu’on les laisse là, comme trois fleurs dans une fiole. Elles fanent, elles se dessèchent, elles perdent leur parfum de vérité. Le vrai savoir ne peut pousser qu’en pleine terre, enraciné dans la chair même de notre vie, sinon il n’est rien qu’une croyance périssable. Je savais cela aussi.

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C’était un songe, certes. Il me semblait pourtant que de ma vie je n’avais jamais été aussi puissamment éveillé. L’air même semblait vivre. Plus tard, à Machu Picchu, j’ai voulu savoir si j’avais rêvé. J’ai demandé à doña María si des gens étaient réellement venus. Elle a chassé mes questions d’un geste agacé. Elle m’a répondu : – Garde tes histoires, Luis, ne les dis pas. Tant qu’elles restent dans ton corps, elles sont vivantes, elles te donnent des forces. Dès qu’elles sortent de ta bouche, elles sont perdues. Ne les gaspille pas, elles sont aussi nécessaires que le pain.

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J’ai insisté, mais elle m’a laissé seul avec mon inquiétude que je n’arrivais plus à dire. Il est si difficile d’accepter l’inconnu ! Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué. Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l’encadrer dans leur salle à manger ! 

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 Au-delà de ce que l’on croit réel et de ce que l’on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd’hui. Elle s’ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais.  

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Je m’en suis remis à lui avec cette sorte de confiance absolue que nous avons tous connue avant que le monde ne nous abîme l’âme

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– Pourquoi tu as peur ? J’ai ricané, fier comme un coq : – Peur, moi ? Et de qui donc devrais-je avoir peur ? De vous ? Il a fait « non » de la tête. Il m’a tendu l’index. – De toi. Et il a cogné trois coups contre ma poitrine, comme on frappe à une porte. Je lui ai répondu que s’il voulait parler de mes démons ils ne m’effrayaient plus guère, je les connaissais et je m’étais depuis longtemps accommodé de leur malignité. Il m’a dit : – Je ne parle pas des défauts de ta créature, je parle de la grandeur de ton Être. Tu as peur de Celui qui est là, dans ta peau, de Celui qui a décidé un jour de descendre sur cette terre pour goûter les saveurs de la vie, pour la nourrir de son propre savoir, pour accomplir ce qui doit l’être, et qui a choisi ton corps pour maison. Celui-là a une histoire beaucoup plus longue et intéressante que ton vague récit de touriste. J’aurais bien aimé l’entendre. Bah, ce sera pour une autre fois.

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Un jour, comme il me harcelait ainsi, je lui ai répondu sèchement que sa folie était trop savante pour mon entendement, et que j’étais fatigué de ses extravagances. Il s’est tourné vers moi, l’index pointé. Il m’a dit : – Qui a parlé ? J’ai bafouillé : – C’est moi. Qui d’autre ? – Tu mens. C’est un impatient à moitié indien qui se croit artiste et qui se prend pour le nombril du monde. Ce n’est pas toi. – Je ne me prends pas pour le nombril du monde mais je suis en effet ce que vous dites, don Pancho : impatient, indien et artiste. Où est le mensonge ? Il a soupiré, la mine contrite, apparemment accablé par mon ignorance crasse. – Qui dit « je » par ta bouche ? Toi ? Non. Un vague personnage, un passant éphémère qui veut à toute force être reconnaissable, avoir droit de cité, jouer un rôle dans le monde. Et pourquoi ce fantôme s’acharne-t-il ainsi à se montrer, dis-moi ? Parce qu’il ne puise d’existence que dans le regard des autres. Il n’est pas doué de vie véritable. – Pourtant, don Pancho, si je vous dis que je suis né à Córdoba, Argentine, de mère quechua et de père espagnol, avouez que ce sont là des vérités difficilement discutables. – Ce sont des attributs d’une importance nulle, au regard de ton Être. Ton Être ne dit pas : « Je suis ceci, cela, clochard, peintre, ministre, espagnol ou chinois », il n’est pas tel ou tel, il est. Il dit : « Je suis » et il n’ajoute rien.

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– Mon Être me parle parfois, don Pancho, mais à peine. J’aimerais bien l’entendre plus souvent. – Pas un instant ne passe qu’il ne soit avec toi, Luis. Si tu ne perçois pas sa présence, c’est que tu es assourdi par la cacophonie de ces « moi je », de ces « j’existe », de ces « je suis quelqu’un », de cette foule de personnages inconsistants qui occupent ta vie.

Note

Remplace toute cette clique par des ‘oui, merci, je suis béni. Je pénètre la vie comme elle me pénètre’

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Tu devrais vivre sans cesse auprès de ton Être, et non pas seulement l’appeler au secours quand le diable menace. Il faut que tu ramènes tes faux « moi » à leur enclos, à leur théâtre. Car ils ne sont rien de plus que cela : des rôles costumés sur les tréteaux du monde.

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Tu dois donc de temps en temps faire comme je fais, jouer avec eux, leur prêter ta peau, tes gestes et quelques heures de ton existence. C’est la manière la plus sûre de les observer, de les connaître. Peu à peu tu ne te laisseras plus duper par leur malice, tu les apprivoiseras et tu leur apprendras à se tenir sages quand tu auras rendez-vous avec Celui qui est.

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 Vis dans ton corps, Luis, dans l’amitié, dans la constante sensation de ton corps. Ton corps ne pense pas, il n’imagine pas, il ne suppose rien. Il fait, à chaque instant, seconde après seconde, ce qu’il doit, rien de plus. A l’instant où tu te sens vivant, le Vivant est là, avec toi, ton Être est là, car lui ne connaît que le présent perpétuel. Il ignore tout du passé, du futur, il ne peut pas t’y poursuivre, quand tu t’y perds. Il est là, il t’attend dans ton corps présent, prêt à t’inonder de toutes les bontés désirables. Le présent, Luis ! Tous les mystères, toutes les richesses, toutes les réponses du monde sont dans ce mot

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Si El Chura était aussi précieux à ton cœur que tu le dis, tu ne le gaspillerais pas à trop parler de lui, tu le garderais au plus chaud de toi, comme une force active et sans cesse présente, tu lui demanderais en toutes circonstances de t’inspirer les gestes et les paroles justes, et plutôt que de me raconter ta vie auprès de lui tu serais ce qu’il est, en plus jeune et plus fou.

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Dieu t’aime, fils. Mon cœur a trébuché. Je me suis senti tout à coup misérable. J’ai dit : – Don Sebastián, pourquoi Dieu m’aimerait-il si je ne fais pas ce que je dois pour cela ? – Parce qu’il ne sait rien faire d’autre. Il ne sait rien faire d’autre qu’aimer.

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Cesse de te vouloir autrement que tu n’es. Tes misères, tes peurs, tes défauts sont périssables. Ne leur accorde pas plus d’importance qu’aux nuages qui passent. Ils ne sont rien d’autre que cela. Des nuages. Ne cherche pas la perfection. Qui cherche la perfection se condamne à l’angoisse et à la culpabilité perpétuelles. Défais-toi de ton passé, fils, et de ces sortes d’émotions qui troublent la vue juste. Seigneur ! Si je pouvais te déshabiller de tout ce qui t’encombre, comme tu serais beau ! Mais je ne peux pas, je ne suis pas le vent. Lui seul sait disperser les brouillards.

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– Faire que son enfant soit plus léger que soi, c’est un grand bonheur pour un père, et pour un homme pauvre une grande fierté. Ses paroles m’ont ému

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 Il nous a dit que chacun, quelle que soit sa vie, devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour se débarrasser de ses propres fardeaux et malédictions afin de ne pas avoir à les charger, à l’instant de quitter le monde, sur le dos de son propre fils

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Ce que nous avons vécu est-il raisonnable ? Non, ce n’est pas raisonnable. Mais Dieu est-il raisonnable ? Le monde, l’existence, les rencontres de hasard, ce qui arrive ou n’arrive pas, tout cela est-il raisonnable ? La vérité, c’est que nous ne cherchons pas à comprendre mais à réduire les prodiges de la vie à la dimension de la coquille de noix où notre esprit a fait son nid.

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Pourquoi réduire ? Pour posséder, pour tenir fermement le monde, un monde illusoire certes mais qu’importe, pourvu qu’il soit à notre pauvre mesure. Luis, quand cesseras-tu de jouer les maquereaux avec l’amour de l’air et les bontés du Ciel ?

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son dicton favori m’est soudain revenu. « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’on n’ose pas les faire. C’est parce qu’on n’ose pas les faire qu’elles sont difficiles. »

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Ce n’est pas ce que je dis qui est important, c’est ce que tu sens. Entre dans ta Pachamama, dans la terre de ton corps. Goûte, flaire, écoute, palpe, tiens-toi à l’affût dans le silence de ta terre. Au fond du silence, quelqu’un dort. Souffle sur son visage, il ouvrira les yeux, et tu verras tomber une plume du ciel, la septième. La plume de l’Éveillé. Dès qu’elle aura touché ta tête tu sauras marcher vraiment, sans béquilles, les yeux ouverts. Tu ne seras plus prisonnier de tes caprices, de tes humeurs, de tes croyances, de tes rêves, de ton passé.

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Poursuivons maintenant notre route. Je vous préviens, elle est sans fin. Nous sommes tous des Rois mages en chemin perpétuel vers un espoir de naissance. Certains voient la mort devant eux, mais non, elle est derrière, toujours derrière, dans la terre soulevée par les semelles du temps.

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