Un des essais sur la convivialité d’Ivan Illich, qui a mené à l’écriture de La convivialité - Ivan Illich

Highlights

Avant-propos

Le thème de cet essai, c’est la politique de la convivialité et la lutte pour une distribution équitable de la liberté de créer des valeurs d’usage. Ce genre d’équité présuppose des limites à l’enrichissement et à l’emploi. L’exigence de ces limites implique et dépasse celle d’une juste distribution des biens et du travail rémunéré. La lutte en ce sens ne peut être soutenue que par des communautés décidées à se libérer du monopole radical de l’argent et de la marchandise sur le milieu

Avant-propos

L’Etat se redéfinit comme le garant de la juste gestion des craintes standardisées, en maître d’un jeu totalisateur « à somme nulle ».

Avant-propos

ce texte dénonce aussi le danger d’un dirigisme de la liberté caractérisé par la mentalité du kit, du self-made, du self-taught, de la self-medication et autres automanipulations

Avant-propos

J’emprunte, une fois encore, mes exemples à l’éducation, aux transports, à l’urbanisme, à la médecine, tous domaines où ces dix années m’ont enseigné que la richesse ne peut être équitablement partagée que si elle est limitée.

Avant-propos

Avec le présent essai se clôt, je l’espère, une décennie de recherches sur la corrélation entre les outils d’une société et le sens de la justice qui y prévaut

Avant-propos

L’étude de la destruction des espaces de liberté par l’enrichissement – aussi bien distribué soit-il – constitue le thème central de l’écologie politique radicale.

Avant-propos

Ce n’est que par l’épanouissement du chômage créateur, dans des espaces de liberté institutionnellement garantis, que peut être ramenée à un niveau tolérable la tutelle professionnelle sur l’homme moderne, que peut être déjouée son actuelle contre-productivité.

Note

Paresse pour tous

Avant-propos

L’égale répartition d’une richesse excessive détruit les conditions nécessaires pour une égale liberté productive

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Il y a un demi-siècle, la plupart des mots qu’entendait un Américain étaient proférés directement à son intention ou à celle de son voisin. Ce n’était qu’occasionnellement que des mots lui parvenaient comme au membre indifférencié d’une foule – en classe, à l’église, lors d’une réunion publique, au spectacle. Les mots équivalaient aux missives manuscrites sous pli fermé, sans rapport aucun avec les torchons de papier qui polluent à présent notre courrier. Aujourd’hui, les mots tendant à retenir l’attention individuelle sont devenus rares. En revanche, notre vue, notre ouïe, sont assaillies jour après jour par un stock préfabriqué d’images, d’idées, de sentiments et d’opinions, emballés et livrés par les médias

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Deux points sont d’ores et déjà évidents : 1. le sort qui est fait au langage s’insère dans le schéma constamment élargi des rapports besoins/satisfaction ; 2. ce remplacement des ressources conviviales par une production industrielle manipulatrice est universel et rend implacablement semblables l’enseignant new-yorkais, le membre d’une commune chinoise, l’écolier bantou et le sergent brésilien.

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Je me propose, dans cette postface à mon essai la Convivialité, un triple objectif : 1. décrire le caractère d’une société hyperproductrice de marchandises dans laquelle c’est précisément l’abondance des produits hétéronomes qui paralyse la création autonome de valeurs d’usage ; 2. montrer que les professions jouent un rôle occulte dans ce type de société en modelant ses besoins ; 3. dénoncer certaines illusions et proposer quelques stratégies pour mettre des bornes au pouvoir des professionnels qui perpétue la sujétion à l’égard des produits qu’ils normalisent.

Note

Heteronomy = opposé d’autonome (qui reçoit les lois de l’extérieur) Valeur d’usage = valeur un objet pour répondre à des besoins

1 Suprématie mutilante du marché

On appelle aujourd’hui « crise » ce moment où médecins, diplomates, banquiers et ingénieurs sociaux de tous bords prennent la situation en main et où des libertés sont supprimées.

1 Suprématie mutilante du marché

Le terme grec krisis, signifiant « choix, moment décisif »,

1 Suprématie mutilante du marché

Le mot « crise » évoque aujourd’hui une menace sinistre, mais enrayable moyennant un surcroît d’argent, de main-d’œuvre ou d’organisation.

1 Suprématie mutilante du marché

Comprise ainsi, la crise est toujours bénéfique aux administrateurs et aux commissaires, comme aux récupérateurs qui se nourrissent des effets secondaires indésirables de la croissance d’hier : les éducateurs qui vivent de l’aliénation de la société, les médecins qui prospèrent parce que le travail et les loisirs ont détruit la santé, les politiciens qui s’engraissent de la distribution des fonds d’aide sociale, constitués précisément par ceux-là mêmes qui sont à présent assistés

1 Suprématie mutilante du marché

La crise comprise comme une nécessité de se procurer plus d’essence ne se limite pas à confier au conducteur une puissance accrue, tout en resserrant d’un cran la ceinture de sécurité des passagers ; elle justifie également la dégradation de l’espace, du temps et des ressources au bénéfice des véhicules motorisés et au détriment des gens qui veulent se servir de leurs jambes.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Mais le mot « crise » n’a pas forcément ce sens. Il n’implique pas nécessairement une ruée forcenée vers l’escalade de la gestion. Il peut au contraire signifier l’instant du choix, ce moment merveilleux où les gens deviennent brusquement conscients de la cage où ils se sont enfermés eux-mêmes, et de la possibilité de vivre autrement. Et cela, c’est la crise à laquelle sont confrontés aujourd’hui les États-Unis, mais aussi le monde entier – c’est l’instant du choix.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Il a suffi de quelques décennies pour faire du monde un amalgame. Les réactions des hommes aux événements quotidiens se sont standardisées.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

chaque jour voit s’élargir la formidable majorité qui marche au rythme de la même méga-machine.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Le geste du bras vers le commutateur a remplacé les dizaines de façons qui présidaient à l’allumage des feux, des bougies, des lanternes. En dix ans, le chiffre mondial des utilisateurs de commutateurs a triplé, tandis que chasse d’eau et papier hygiénique sont devenus les conditions essentielles pour aller à la garde-robe. La pauvreté se mesure de plus en plus à l’absence d’éclairage électrique et de papier hygiénique.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Insidieux ou glapissants, les médias pénètrent en force dans la commune, le village, la corporation, l’école. Les sons proférés par les présentateurs et annonceurs de textes programmés corrompent quotidiennement les mots d’une langue parlée devenus matériaux de messages préconditionnés.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Où que ce soit dans le monde, on constate dans le public, chez l’usager, l’acheteur, la même propension à « tout avaler ». La standardisation de l’action humaine gagne du terrain à toute allure.

  1. Un choix à l’échelle mondiale

L’on voit bien, dès lors, que la plupart des communautés du monde sont confrontées à la même question critique : ou les gens resteront des pions au sein d’une foule conditionnée pour aspirer à une dépendance toujours accrue (au risque de se muer en féroces combattants si leur part de « drogue » venait à être menacée), ou ils trouveront le courage qui, seul, permet de sortir indemne d’une panique – c’est-à-dire le courage de ne pas bouger et de chercher des yeux une autre issue que celle où tous se précipitent

  1. Un choix à l’échelle mondiale

Ils ne voient pas que la faim de l’Indien de l’Altiplano, la névrose de l’ouvrier d’Amsterdam ou la corruption du bureaucrate de Varsovie procèdent d’une même dégradation, aussi neuve qu’aiguë.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

  2. Vers une civilisation de la marchandise

  3. Vers une civilisation de la marchandise

Le développement a eu le même effet dans toutes les sociétés : chacun s’est trouvé empêtré dans une nouvelle trame de dépendance à l’égard des produits qui se déversent du même genre de machines : usines, cliniques, studios de télévision, centres d’études. Pour assouvir cette dépendance, il faut produire toujours plus : des biens standardisés, conçus et réalisés à l’intention d’un nombre toujours accru de consommateurs « dressés » à éprouver le besoin de ce qui leur est offert par ceux qui sont précisément à l’origine de l’offre.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Ces biens – tangibles ou intangibles, selon qu’il s’agit de marchandises ou de services – constituent la production industrielle. Leur valeur marchande est déterminée, en proportions variables, par l’État et le marché.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Les cultures, avec leur diversité, deviennent les fades reliquats de styles d’action traditionnels, épaves échouées dans un désert à l’échelle du monde, terre aride dévastée par la machinerie de la production et de la consommation

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Sur les bords de la Seine comme sur ceux du Niger, on a désappris à traire depuis que le liquide blanc s’achète chez le marchand. Comme la protection du consommateur dispose de plus de moyens ici que là, il est moins toxique en France qu’au Mali. Sans doute un plus grand nombre d’enfants boivent-ils aujourd’hui du lait de vache, mais, chez les riches comme chez les pauvres, le sein maternel tarit. Le consommateur en puissance naît avec le premier cri de l’enfant réclamant son biberon ; et le consommateur forcené suivra bientôt, puisque déjà son organisme a appris à demander le lait du marchand en se détournant du sein qui ne remplit plus son office

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Alors qu’elle est seule capable de faire s’épanouir son univers, l’action de l’homme, autonome et créatrice, s’atrophie

Note

C’est vraiment ça : nous perdons notre autonomie d’action dans la facilité d’acheter des biens…

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Les toits de chaume ou de bardeaux, d’ardoises ou de tuiles ont été remplacés par du béton pour quelques-uns et par du plastique ondulé pour la multitude.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Ni les obstacles de la jungle ni les partis pris idéologiques n’ont empêché les pauvres et les socialistes de se précipiter sur les grand-routes des riches, ces routes qui les conduisent dans un monde où les économistes remplacent les prêtres. La monnaie oblitère pareillement idoles et trésors locaux. L’argent dévalorise ce dont il n’est pas la mesure

  1. Vers une civilisation de la marchandise

La crise se présente donc dans les mêmes termes pour tous : elle consiste à choisir entre plus de dépendance ou moins de dépendance à l’égard des produits industriels.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Plus équivaut à la destruction rapide et définitive de cultures génératrices d’activités de subsistance satisfaisantes. Moins présage la floraison diversifiée de valeurs d’usage au sein de cultures intensément génératrices d’activités

  1. Vers une civilisation de la marchandise

C’est en fonction des produits que la société industrielle avancée organise son existence. Nos sociétés entièrement dépendantes de fournitures marchandes mesurent le progrès matériel à l’augmentation de la production, en volume et en variété. Et, nous alignant sur ce secteur, nous mesurons le progrès social à la répartition de l’accès à ces produits

  1. Vers une civilisation de la marchandise

La toute-puissance des grandes industries productrices de biens de consommation se justifie au nom de dogmes économiques

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Le socialisme s’est avili à devenir une lutte contre la disparité de la distribution, et la mise en œuvre de l’aide sociale a conduit à identifier bien public et opulence – au point que l’on peut à présent parler de l’opulence humiliante des pauvres.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Avec le coût d’une journée d’existence « assistée » dans les taudis, ou de déchéance organisée dans un hôpital municipal ou une prison des États-Unis, une famille indienne se nourrirait pendant un mois.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

En rejetant de ses préoccupations tout « commerce » qui n’est pas « commercial », la société industrielle a créé un paysage urbain inaccessible aux hommes s’ils ne dévorent pas quotidiennement leur propre poids en métaux et en carburants, un monde dans lequel le besoin constant de protection contre les séquelles imprévues du « toujours plus » a ouvert de nouvelles veines de discrimination, d’impuissance et de frustration

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Le mouvement écologique s’est inquiété de l’épuisement des ressources naturelles, des dangers de la pollution ou du déplacement des leviers de commande. Mais, même lorsque l’on s’est préoccupé de chiffrer la dégradation de l’environnement, les pertes occasionnées par les nuisances ou le coût de la concentration, on n’a pas discerné que la division du travail, la multiplication des biens et des services et la sujétion à leur égard substituaient de force des produits standardisés à presque tout ce que, préalablement, les gens fabriquaient de leurs mains ou effectuaient par eux-mêmes.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

En deux décennies, une cinquantaine de langues sont mortes chaque année ; la moitié de celles qui étaient toujours parlées en 1950 ne survivent plus que comme sujets de thèses de doctorat. Et les langues qui demeurent encore pour attester de l’incomparable diversité des façons de voir le monde, de s’en servir et de s’y plaire se ressemblent de plus en plus. La conscience est colonisée par les « labels » importés. Et cependant, même ceux que préoccupe la perte de la diversité culturelle et génétique ou la multiplication du poison atomique ne prennent pas en compte l’irréversible appauvrissement des talents, des histoires et des goûts

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Or, cette substitution progressive des biens et services industriels aux valeurs non marchandes a été l’objectif commun de factions et de régimes politiques par ailleurs violemment antagonistes. De la sorte, des fragments toujours plus grands de notre existence se transforment au point que la vie elle-même en vient à dépendre presque exclusivement de la consommation de biens vendus sur le marché mondial.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Certes, les deux régimes répartissent différemment les ressources : ici, par la sagesse de la loi du marché ; là, par celle des planificateurs. Mais l’opposition politique entre les tenants de méthodes différentes de répartition ne sert qu’à masquer, chez les uns et les autres, une impitoyable indifférence à la dignité et à la liberté de la personne humaine.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

La politique de l’énergie constitue un bon exemple de la profonde identité de vues planétaire entre les partisans du système industriel dans le monde qui se dit socialiste et dans celui qu’on dit capitaliste. Hormis quelques pays, tel le Cambodge, sur lesquels je n’ai pas d’informations, il n’en est aucun où élite dirigeante comme opposition socialiste puissent concevoir un futur désirable qui serait basé sur une consommation d’énergie per capita plusieurs fois inférieure à celle qui prévaut actuellement en Europe

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Que ce soit ici par des voitures particulières et là par des autocars, les bicyclistes n’en sont pas moins rejetés sur les bas-côtés des routes

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Tous les gouvernements prônent une force de production génératrice d’emplois, sans vouloir reconnaître que ces emplois détruisent aussi la valeur d’usage du temps de loisir

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Tous réclament une définition professionnelle plus objective et plus complète des besoins des gens, sans s’arrêter à l’expropriation de la vie qui en est la résultante.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

tout comme l’inquisiteur légendaire refusant de regarder dans le télescope de Galilée, de même les économistes modernes refusent de regarder une analyse qui les amènerait à devoir déplacer le centre conventionnel de leur système économique. Des instruments d’analyse différents des leurs les forceraient à reconnaître que ce sont justement les valeurs d’usage non marchandes qui constituent le pivot de toute culture viable à long terme.

Note

Car les biens de consommation n’ont de valeur sociale que dans la mesure où les valeurs d’usage s’en enrichissent

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Et pourtant l’on continue de donner la priorité à la production quantifiable des entreprises, publiques ou privées, et non à ce que les gens aiment effectuer par eux-mêmes ou fabriquer de leurs mains

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Il en résulte que les sociétés sont transformées en immenses jeux « à somme nulle », en systèmes de distribution monolithiques dans lesquels le gain ou le plaisir des uns devient perte ou fardeau pour les autres.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

En chemin ont été anéantis d’innombrables ensembles d’infrastructures au sein desquels les gens faisaient face à leurs tâches, jouaient, mangeaient, se liaient d’amitié, s’aimaient.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Deux décennies de prétendu développement ont suffi pour démanteler, de la Mandchourie au Monténégro, les schémas culturels traditionnels. Précédemment, ces schémas permettaient aux gens de satisfaire la plupart de leurs besoins selon un mode de subsistance.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Mais le plastique est venu se substituer à la terre cuite, les sodas à l’eau, le Valium à l’infusion de tilleul, les microsillons aux guitares.

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Tout au long de l’histoire, les temps difficiles se sont mesurés à la quantité d’aliments qu’il fallait acheter sur le marché. Les bonnes périodes étaient celles où les familles se nourrissaient en majeure partie de ce qu’elles faisaient pousser ou obtenaient par échanges et dons. Partout dans le monde, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, plus de 99 % de la nourriture étaient produits dans les limites que le consommateur pouvait embrasser de l’œil depuis son clocher ou son minaret

  1. Vers une civilisation de la marchandise

Aux États-Unis, avant la Seconde Guerre mondiale, moins de 4 % de toute la nourriture consommée dans une région venaient de l’extérieur, et encore ces importations étaient-elles largement confinées aux onze villes possédant à l’époque plus de deux millions d’habitants. Aujourd’hui, 40 % de la population ne survivent que grâce à l’existence des marchés interrégionaux

  1. Vers une civilisation de la marchandise

envisager un monde moderne dans lequel les gens actifs modernes se serviraient d’outils conviviaux modernes pour créer une abondance de valeurs d’usage qui les libéreraient de leur statut de consommateurs

  1. La pauvreté modernisée

les activités utiles par lesquelles les gens expriment et satisfont leurs besoins peuvent être indéfiniment remplacées par des marchandises et des services standardisés.

  1. La pauvreté modernisée

Au-delà d’un certain seuil, la multiplication des marchandises engendre l’impuissance, l’incapacité à produire sa propre nourriture, à chanter, à bâtir. Le labeur et le plaisir de la condition humaine deviennent le privilège excentrique de quelques riches

  1. La pauvreté modernisée

Comme la plupart des villages mexicains de sa taille, Acatzingo – huit cents habitants – avait quatre groupe de musiciens : on leur payait un verre et ils jouaient pour le plus grand bonheur de tous. Et puis Kennedy lança l’« Alliance pour le Progrès ». A présent, électrophones et radios, branchés sur haut-parleurs, étouffent les talents locaux. De temps en temps, la nostalgie suscite une quête pour faire venir, à l’occasion d’une fête, un orchestre d’étudiants « prolongés » qui interprète de vieux airs.

  1. La pauvreté modernisée

les premiers à souffrir lorsqu’une production neuve supplante les artisanats traditionnels de subsistance, ce sont les pauvres

  1. La pauvreté modernisée

Le chômage créateur des pauvres est sacrifié à l’expansion du marché de l’emploi. La construction de leur « habitat », en tant qu’activité individuelle pratiquée, à l’égal de n’importe quelle autre liberté, pendant les heures de loisir, devient le privilège de quelques déviants, le plus souvent des oisifs riches.

  1. La pauvreté modernisée

Une fois ancrée dans une culture, l’« addiction » à la paralysante abondance engendre la « pauvreté modernisée ». C’est là une forme de dévalorisation nécessairement associée à la prolifération des marchandises

  1. La pauvreté modernisée

Cette « désutilité » croissante des produits industriels de série a échappé à l’attention des économistes, parce qu’elle ne se prête pas à leurs mesures, non plus qu’à celles des départements d’aide sociale

  1. La pauvreté modernisée

Les économistes ne disposent d’aucun moyen positif d’inclure dans leurs calculs la perte que subit la société en étant privée d’un genre de satisfaction qui n’a pas d’équivalent marchand

  1. La pauvreté modernisée

Aussi pourrait-on définir aujourd’hui les économistes comme les membres d’une confrérie uniquement ouverte à ceux qui peuvent œuvrer dans une ignorance formelle du fondamental phénomène de substitution survenu dans les systèmes contemporains, et cela à l’Est comme à l’Ouest : le déclin de la capacité personnelle de l’individu d’agir et de fabriquer, qui résulte de l’escalade, constamment renouvelée, dans l’abondance des produits.

Note

Définition d’un économiste moderne : celui qui mesure l’abondance de produits sans se soucier de ce que cette abondance vient transformer l’autonomie en dépendance. En bref le progrès économique signifie dépendance et aliénation à un système techno-industriel. En même temps on n’a jamais eu autant d’énergie disponible, ni de ressources, ni de confort disponible que grâce à ce progrès, et en même temps on risque la mort collective pour ce même progrès

  1. La pauvreté modernisée

Tant que la pauvreté modernisée n’a principalement affecté que les démunis, son existence et, à plus forte raison, sa nature, demeuraient inapparentes – c’était là une chose qu’il n’y avait pas lieu d’évoquer, même dans les conversations courantes

  1. La pauvreté modernisée

Le développement ou, si l’on préfère, la modernisation sont arrivés chez les pauvres, et ceux-ci – qui avaient réussi à survivre jusqu’alors, bien qu’exclus de l’économie de marché – ont été systématiquement contraints de survivre en devenant acheteurs au sein d’un système marchand qui, pour eux, toujours et nécessairement, impliquait qu’ils n’auraient que les « rossignols ». A Oaxaca, les Indiens, qui avaient toujours été refoulés des écoles, sont maintenant enrôlés dans des établissements d’enseignement où ils obtiennent des « brevets » dans diverses branches – brevets qui situent précisément leur infériorité par rapport à la population urbaine

  1. La pauvreté modernisée

et voilà où le bât blesse une seconde fois, ils ne peuvent même plus être ouvriers du bâtiment sans ce chiffon de papier.

  1. La pauvreté modernisée

La modernisation des « besoins » ne fait jamais que renforcer la discrimination à l’encontre des démunis

  1. La pauvreté modernisée

La pauvreté modernisée devient à présent l’expérience commune de tous, sauf de ceux qui sont si riches qu’ils peuvent « dételer » somptuairement. Étant donné que les divers domaines de notre existence deviennent, l’un après l’autre, tributaires des marchandises offertes conformément à un plan, rares sont ceux qui échappent à une situation constamment remise à jour dans le sens de la dépendance.

  1. La pauvreté modernisée

Le consommateur américain moyen, soumis au bombardement quotidien d’une centaine d’annonces, réagit à bon nombre d’entre elles – et d’ailleurs, plus souvent qu’on ne croit, par la négative

  1. La pauvreté modernisée

Même la clientèle aisée fait, avec chaque nouvel achat, une expérience neuve de la désutilité. Tel achat en valait-il la peine ? Ne risque-t-il pas de devenir bientôt inutile, dangereux même ? Et, de toute façon, quelle panoplie de compléments, encore plus coûteux, ne faudra-t-il pas encore lui adjoindre ? Alors, les consommateurs « nantis » s’organisent : ils commencent généralement par revendiquer un droit de regard sur la qualité, et en viennent ensuite, assez fréquemment, à opposer un barrage radical à certains produits

  1. La pauvreté modernisée

Sur l’autre versant social, ceux des taudis « se débranchent » des services et des prises en charge, que ce soit comme à Chicago Sud en refusant les aides sociales ou, comme au Kentucky, en rejetant les manuels scolaires. Riches et pauvres ne sont plus très loin d’appréhender clairement que de toute expansion d’une culture intensément tributaire du marché découle une nouvelle forme de richesse frustrante. En outre, les nantis commencent à voir se refléter leurs propres déboires dans le miroir des démunis. Mais ces tendances n’ont pas encore dépassé, pour l’instant, le stade d’un certain romantisme.

  1. La pauvreté modernisée

L’idéologie qui identifie progrès et abondance n’est pas limitée aux pays riches. Et cette idéologie dégrade des activités non marchandes même dans des régions où, jusqu’à une date récente, la plupart des besoins étaient encore satisfaits par un mode de vie de subsistance.

  1. La pauvreté modernisée

Ainsi les Chinois – puisant dans leur propre tradition – étaient naguère apparemment décidés et capables de redéfinir le progrès technique. Entre la bicyclette et l’avion à réaction, ils semblaient prêts à opter pour la première. Pareillement pouvait-on penser que, s’ils prônaient l’autodétermination locale, c’était moins en tant que moyen de défense nationale que comme un objectif à proposer – et à atteindre – pour des gens inventifs.

  1. La pauvreté modernisée

Mais, en 1977, leur propagande glorifiait la capacité industrielle de la Chine à fournir plus de soins de santé, plus d’instruction, de logements et de bien-être hétéronome – et cela à moindre prix. L’on n’y assigne plus désormais qu’une simple fonction tactique – et temporaire – aux traitements par les plantes des médecins aux pieds nus ou aux méthodes de production génératrices de valeurs d’usage intensives.

  1. La pauvreté modernisée

Là, comme dans maintes autres régions du globe, la production hétéronome de biens standardisés, à l’intention de catégories de consommateurs anonymes, engendre chez ceux-ci une attente irréaliste et, en dernière analyse, frustrante. Le processus, en outre, altère inévitablement, chez les gens, la confiance qu’ils ont dans leurs compétences autonomes et dans celles de leurs voisins – compétences toujours inattendues et constamment surprenantes

  1. La pauvreté modernisée

En fait, la Chine représente, sous ce rapport, le plus récent exemple de l’emprise de la modernisation « à l’occidentale » sur une société traditionnelle, par la sujétion intensive au marché. Simplement, les mandarins rouges voudraient faire croire qu’il suffit d’une planification thaumaturge de ces biens hétéronomes pour leur faire perdre le caractère de marchandises.

  1. Les métamorphoses des besoins

Dans les sociétés traditionnelles comme dans les sociétés modernes, un changement important est survenu en une très courte période : les moyens de satisfaction des besoins ont été radicalement altérés. Le moteur a affaibli le muscle, l’instruction a émoussé la curiosité individuelle. Il en a résulté que les besoins, comme les désirs, ont acquis un caractère qui n’a pas de précédent historique. Pour la première fois, les besoins coïncident presque exclusivement avec les marchandises

  1. Les métamorphoses des besoins

Tant que la plupart des gens n’avaient que leurs jambes pour les porter là où ils voulaient aller, ils récriminaient si l’on entravait leur liberté de se déplacer. A présent qu’ils dépendent des moyens de transport, ce n’est plus la liberté, mais le droit d’avaler des kilomètres qu’ils revendiquent. Et, comme le nombre toujours accru des véhicules confère ces « droits » à un nombre toujours croissant d’individus, la « liberté » de marcher est dégradée et éclipsée par les stipulations des « droits » en question

  1. Les métamorphoses des besoins

Pour la plupart des gens, le désir naît de l’offre

  1. Les métamorphoses des besoins

Ils ne sont même pas capables d’imaginer qu’ils pourraient se soustraire à leur condition de passager, c’est-à-dire jouir de la liberté de l’homme moderne, dans un monde moderne, de se mouvoir par lui-même.

  1. Les métamorphoses des besoins

Cette situation, engendrée par la rigide interdépendance des besoins et du marché, est légitimée par les décrets d’une élite spécialisée dont le savoir, par sa nature même, ne peut être partagé

  1. Les métamorphoses des besoins

le moment est venu de remplacer la gestion professionnelle par l’action politique

Note

Proposition

  1. Les métamorphoses des besoins

Les sociétés modernes, qu’elles soient riches ou pauvres, peuvent choisir entre deux directions opposées : elles peuvent produire une nouvelle panoplie de biens – offrant, au demeurant, plus de sécurité, entraînant moins de gaspillage, permettant une répartition plus facile – et, par là même, renforcer encore leur sujétion à l’égard des marchandises. Ou elles peuvent choisir une approche totalement neuve vis-à-vis de la relation réciproque besoins/satisfaction.

  1. Les métamorphoses des besoins

En d’autres termes, les sociétés peuvent conserver leur économie puissamment soumise au produit normalisé (market-intensive economy), en se limitant à modifier la production elle-même, ou elles peuvent réduire leur sujétion à l’égard des biens de consommation

  1. Les métamorphoses des besoins

La dernière solution exigerait que l’on imagine et construise un nouveau cadre dans lequel les individus et les communautés développeraient une variété neuve d’outillage moderne. Le but d’une telle organisation serait de permettre aux gens de modeler et de satisfaire une proportion croissante de leurs besoins directement et personnellement.

Note

Bénéfice de la proposition

  1. Les métamorphoses des besoins

La première solution repose sur la persistance de l’identification du progrès technique avec la multiplication des biens. Les chefs bureaucratiques de l’ethos égalitaire et les technocrates du bien-être appelleraient pareillement à l’austérité. Ils recommanderaient de substituer aux biens qui, de toute évidence, ne peuvent être partagés – les avions à réaction, par exemple – des équipements dits « sociaux », tels les autocars ; de distribuer plus équitablement les sources d’emploi et de limiter impitoyablement la semaine de travail aux alentours de vingt heures ; d’employer ce nouveau temps d’inaction au recyclage ou au volontariat social, sur les modèles prônés par Mao, Castro ou Kennedy. Cette nouvelle étape de la société – encore que socialiste, efficace et rationnelle – inaugurerait simplement le stade neuf d’une culture rabaissant la satisfaction des désirs au niveau du soulagement répétitif de besoins imputés au moyen de biens fabriqués. Au mieux, cette voie produirait des biens et des services en plus petites quantités, les distribuerait plus équitablement et engendrerait moins d’envie dans la société

  1. Les métamorphoses des besoins

le coût des contrôles sociaux nécessaires pour imposer l’austérité dans une société écologiquement viable, mais toujours centrée sur la production standardisée – encore qu’éventuellement décentralisée –, serait intolérable.

  1. Les métamorphoses des besoins

Le second choix mettrait un terme à la domination absolue du produit standard et engendrerait un ethos d’austérité au profit de la satisfaction du plus grand nombre. Si, dans le premier terme de l’alternative, l’austérité signifiait que chacun se soumît aux décrets des gestionnaires au bénéfice d’une productivité institutionnelle accrue, dans le second terme l’austérité serait cette vertu sociale que constitueraient, pour les gens, la reconnaissance et la fixation des limites au pouvoir que chacun peut revendiquer sur l’outil, tant pour sa propre satisfaction que pour le service des autres. Cette austérité conviviale impose de protéger la liberté des valeurs d’usage de chaque individu, même contre l’enrichissement mutilant de la société. Ainsi préservées de la pernicieuse abondance, maintes cultures distinctes se définiraient, toutes modernes et employant diversement, chacune à sa façon, des outils modernes. Mais l’austérité conviviale limite à tel point l’emploi des outils que la propriété de ceux-ci perdrait beaucoup de son pouvoir actuel. Que les bicyclettes soient ici la propriété de la commune et là du cycliste, cela ne change en rien la nature essentiellement conviviale de l’outil bicyclette. Les biens de ce type continueraient à être produits, dans une large mesure, par des méthodes industrielles. Mais ils seraient considérés et appréciés différemment. Aujourd’hui, les biens marchands sont considérés principalement comme des articles répondant directement à des besoins fabriqués par leurs producteurs. Dans cette seconde option, le prix qui s’y attacherait viendrait du fait qu’ils sont des matières premières ou des outils permettant aux gens de produire des valeurs d’usage assurant la subsistance de leurs communautés respectives. Mais ce choix dépend, bien entendu, d’une révolution copernicienne dans notre perception des valeurs. Présentement, nous voyons dans les biens de consommation et les services professionnels le pivot de notre système économique. Et les spécialistes rattachent exclusivement nos besoins à ce pivot. Ce seraient au contraire les valeurs d’usage créées et personnellement appréciées par les gens qui constitueraient le pivot de la société. Certes, les hommes en sont arrivés à ne plus se croire capables de modeler leur propre désir. La discrimination mondiale frappant l’autodidacte a corrompu, chez beaucoup, l’assurance de savoir déterminer leurs objectifs et leurs besoins personnels

2 Services professionnels mutilants

Déjà, ces minorités s’aperçoivent qu’elles sont – et, avec elles, toute vie culturelle autochtone – menacées par des méga-outils qui exproprient systématiquement les conditions de l’environnement nourricières de l’autonomie individuelle et collective

2 Services professionnels mutilants

Étant donné que, dans les sociétés industrielles avancées, la rapide multiplication des besoins imputés ne cesse d’engendrer de nouvelles sortes de dépendances et des catégories toujours neuves de pauvreté modernisée, ces sociétés prennent l’allure de clientèles complexes.

Note

Ceci explique la fragmentation des inégalités

2 Services professionnels mutilants

Dans cette grande masse de citoyens rendus infirmes, un petit nombre constituent des minorités de citoyens organisés et actifs

2 Services professionnels mutilants

Celles-ci commencent à peine à se développer et à se coaliser en vue d’une dissidence ouverte. Mais, subjectivement, ces groupes sont prêts à mettre fin à un âge. Seulement, un âge n’est réellement terminé que lorsqu’il a reçu un nom. Je propose d’appeler le milieu du XXe siècle l’Age des Professions mutilantes

2 Services professionnels mutilants

Elle dénonce les fonctions antisociales que remplissent les pourvoyeurs les moins discutés : éducateurs, médecins, spécialistes de l’assistance sociale, scientifiques et autres « types bien ». Simultanément, elle dévoile la complaisance mise par les citoyens à s’asservir eux-mêmes en se faisant clients de toute sorte. Parler du pouvoir des professions mutilantes, c’est faire reconnaître piteusement aux victimes – l’étudiant prolongé, le « cas » gynécologique, le consommateur – qu’elles ont partie liée avec leur manipulateur

2 Services professionnels mutilants

Mais il ne suffit pas de dévoiler et de dénoncer les fabricants de l’imagination sociale et des valeurs culturelles

Note

À nous de devenir le destructeur de l’imaginaire standardisé et des valeurs hétérogènes

2 Services professionnels mutilants

La stratégie ne demande rien de moins que le démasquage de l’ethos professionnel. La crédibilité de l’expert, qu’il soit savant, thérapeute ou gestionnaire, est le talon d’Achille du système industriel. Seules les initiatives de citoyens qui, par les technologies radicales, contestent directement la domination insidieuse des professions mutilantes sont susceptibles d’ouvrir la voie au libre exercice de compétences non hiérarchiques, communautaires. Le déclin de l’actuel ethos professionnel est une condition nécessaire pour l’émergence d’un nouveau type de rapports entre les besoins, les outils contemporains et la satisfaction des individus.

2 Services professionnels mutilants

l’on propose aussi une stratégie en dénommant plutôt le dernier quart du XXe siècle l’Age de l’Autoritarisme professionnel

2 Services professionnels mutilants

Le premier geste pouvant contribuer à cette émergence, c’est une attitude sceptique et condescendante à l’égard du spécialiste. La reconstruction sociale commence par la naissance du doute chez les citoyens.

2 Services professionnels mutilants

N’est-il pas irresponsable de miner la confiance de l’homme de la rue dans son enseignant, son médecin, son économiste, hommes de formation scientifique, dans un moment où, précisément, les pauvres ont besoin de ces savants protecteurs qui sont sortis de leurs rangs pour accéder à l’école, à la clinique, à l’institut spécialisé ? Ne devrait-on pas dénoncer le système industriel en dévoilant les dividendes des actionnaires de firmes de produits pharmaceutiques ou le casuel des agents du pouvoir qui appartiennent aux nouvelles élites ? Pourquoi envenimer les rapports de dépendance mutuelle entre clients et pourvoyeurs professionnels, surtout lorsque, de plus en plus – comme à Cuba ou aux États-Unis –, les uns et les autres tendent à être issus de la même classe sociale ? N’est-ce point pure perversité que de dénigrer ceux-là mêmes qui ont bûché pour acquérir le savoir qui les rend aptes à déceler nos besoins de bien-être et à les satisfaire ?

2 Services professionnels mutilants

ce sont là les arguments le plus fréquemment avancés pour décourager et discréditer une analyse publique des effets mutilants des systèmes industriels

2 Services professionnels mutilants

Ils annihilent l’autonomie des gens en les contraignant – par des modifications de la législation, de l’environnement, des structures sociales – à devenir des consommateurs de soins. Et les arguments en question constituent en fait une défense forcenée de leurs privilèges par les « élites du savoir » qui, viendrait-on à dépendre moins inégalement de leurs services dans une nouvelle forme d’économie de production décentralisée selon des normes universelles, verraient leurs revenus diminués, mais leur position et leur puissance renforcées

2 Services professionnels mutilants

ce n’est pas parce que les systèmes de santé, d’instruction et d’aide sociale ont eu une origine militaire avant d’être civilement codifiés qu’ils ne correspondent pas étroitement à la poussée du développement industriel qui, en vérité, n’a jamais été non violent, pacifique ou respectueux de la personne humaine.

2 Services professionnels mutilants

l’exercice des libertés civiques est constamment suspendu au bénéfice de campagnes contre des maux inédits toujours plus récemment découverts ; année après année, l’on débusque une nouvelle frange de gens à protéger ou à guérir d’une nouvelle maladie, d’une ignorance jusque-là méconnue. Les besoins fondamentaux qui sont modelés et induits par tous les organismes professionnels sont des besoins de défense contre des maux.

2 Services professionnels mutilants

Aujourd’hui, les sociétés industrielles sont constamment et entièrement mobilisées ; elles sont organisées en vue d’incessantes alertes ; il n’est pas un de leurs secteurs qui ne soit criblé de stratégies diverses ; les champs de bataille de la santé, de l’enseignement, de l’aide sociale et de l’égalité « compensatoire » sont jonchés de victimes et couverts de ruines

  1. La fin d’un âge

Pour voir clairement le présent, imaginons les enfants qui joueront bientôt dans les ruines des lycées, des hôtels Hilton et des hôpitaux. Dans ces châteaux professionnels devenus cathédrales, édifiés pour nous protéger de l’ignorance, de l’inconfort et de la mort, les enfants de demain réinterpréteront dans leurs jeux les illusions de notre Age des Professions, comme nous reconstruisons, à partir des châteaux et des cathédrales, les croisades des chevaliers contre le péché et le Turc, pendant l’Age de la Foi. Les enfants mêleront dans leurs jeux le charabia qui pollue aujourd’hui notre langue aux archaïsmes hérités des histoires de brigands et de cowboys. Je les vois s’adresser l’un à l’autre en tant que président et secrétaire plutôt qu’en tant que gendarme et voleur. Bien entendu, les adultes rougiront lorsqu’ils s’oublieront à employer des termes du baragouin gestionnaire, tels que prise de décision, planification sociale et solution des problèmes.

  1. La fin d’un âge

On se souviendra de l’Age des Professions comme de ce temps où la politique s’est étiolée, tandis que, sous la houlette des professeurs, les électeurs donnaient à des technocrates le pouvoir de légiférer à propos de leurs besoins, l’autorité de décider qui a besoin de quoi, et le monopole des moyens par lesquels ces besoins seraient satisfaits

  1. La fin d’un âge

On s’en souviendra aussi comme de l’Age de la Scolarité, âge où les gens, pendant un tiers de leur vie, étaient formés à accumuler des besoins sur ordonnance et, pour les deux autres tiers, constituaient la clientèle de prestigieux trafiquants de drogue qui entretenaient leur intoxication

  1. La fin d’un âge

où avoir une opinion consistait à répéter la dernière causerie télévisée, où voter était approuver un vendeur et lui demander de « remettre ça ».

  1. Les professions dominantes

Probablement et malheureusement, on s’en souviendra comme du temps où la poursuite frénétique d’une richesse appauvrissante par toute une génération rendit toute liberté aliénable ; après quoi la politique, qui était passée aux mains organisées des assistés, a été étouffée par le totalitarisme des spécialistes.

  1. Les professions dominantes

les corps de spécialistes qui président, de nos jours, à la création, à l’adjudication et à la satisfaction des besoins constituent un nouveau genre de cartel. Faute de le reconnaître en tant que tel, l’on ne saurait déjouer les défenses qu’ils sont en train d’élaborer. En effet, nous voyons déjà le nouveau biocrate se dissimuler derrière le masque bienveillant du médecin d’autrefois, l’agression comportementale du pédocrate être bénignement mise au compte de l’excès de zèle un peu niais d’un enseignant, le chef du personnel équipé d’un arsenal psychologique se donner des allures de contremaître « de l’ancien temps ». Les nouveaux spécialistes, qui sont habituellement les pourvoyeurs des besoins humains que leur spécialité a définis, tendent à se prévaloir d’un amour – tout artificiel – du prochain pour lui administrer leurs « soins ». Ils sont plus profondément retranchés qu’une bureaucratie byzantine, plus internationaux qu’une Église universelle, plus stables qu’un syndicat, plus « capables » qu’un sorcier et plus accrochés à leurs clients qu’une mafia.

  1. Les professions dominantes

Pour prendre l’exemple des éducateurs, ce sont eux qui disent à la société ce qui doit être appris et qui ont le pouvoir de réduire à rien ce qui a été assimilé hors des murs de la classe.

  1. Les professions dominantes

Cette sorte de monopole qui les habilite à vous empêcher d’acheter ailleurs que chez eux ou de fabriquer vous-même votre tord-boyaux semble d’abord les faire répondre à la définition que le dictionnaire donne des gangsters. Mais l’action des gangsters consiste à s’assurer le monopole lucratif d’un produit de base en contrôlant son circuit de distribution. Alors qu’aujourd’hui éducateurs, médecins, travailleurs sociaux – qui n’ont, en la matière, d’autres prédécesseurs que les prêtres et les avocats – s’arrogent le pouvoir légal de créer le besoin que, toujours selon la loi, ils seront seuls habilités à assouvir.

  1. Les professions dominantes

L’État moderne devient, avec eux, un holding d’entreprises qui facilitent la mise en œuvre de compétences dont elles sont, tout à la fois, les garantes et les créatrices.

  1. Les professions dominantes

Le contrôle légal sur le travail a pris des formes multiples : les mercenaires refusaient de combattre tant qu’ils n’avaient pas obtenu licence de piller. Lysistrata rameuta les femmes pour obtenir la paix en refusant le devoir conjugal. Les docteurs de Cos juraient de ne transmettre les secrets de leur art qu’à leurs descendants. Les guildes fixaient le programme, les prières, les épreuves, les pèlerinages, et les brimades par lesquels dut, par exemple, passer un Hans Sachs avant d’être autorisé à chausser ses concitoyens. Dans les pays capitalistes, les syndicats s’efforcent de contrôler qui travaillera, pendant combien d’heures et pour quel salaire. Toutes ces associations ouvrières sont des tentatives corporatives pour déterminer comment sera effectué un travail et par qui.

  1. Les professions dominantes

Nos professionnels dominants, dont les médecins fournissent le modèle le plus frappant et le plus pénible, vont infiniment plus loin : ils décident de ce qui sera fabriqué, à l’intention de qui, et comment on l’administrera. Ils se targuent d’un savoir spécial, incommunicable, non seulement pour ce qui est de la fabrication des produits et de la détermination de ceux à qui ils sont destinés, mais aussi quant à la nécessité de leurs services

  1. Les professions dominantes

Un marchand vous vend les denrées qu’il a entreposées. Les membres d’une guilde garantissent la qualité de leurs fabrications. Certains artisans confectionnent ce que vous leur commandez à vos mesures et à votre goût. Les « professionnels », pour leur part, vous disent ce dont vous avez besoin. Ils s’arrogent le pouvoir de prescrire. Non seulement sont-ils les hérauts de ce qui est bon, mais ils décrètent ce qui est juste. Ce n’est pas à leurs revenus, à leur bagage, à la délicatesse de leurs prestations ni à leur position sociale que l’on reconnaît les professionnels. Ils peuvent gagner peu ou prou, avoir étudié pendant des années ou seulement des semaines, ce sont des « professionnels » – avec tout le respect que commande ce mot. Ou plutôt ce qui distingue le professionnel, c’est l’autorité dont il est investi pour définir le « client », pour déterminer son « besoin » et pour lui rédiger une ordonnance qui lui fixera son nouveau rôle social.

Note

Pour l’ordonnance qui fixe le rôle social : on a le diplôme en éducation, le permis ou sans permis en voiture, l’assuré ou pas en santé…

  1. Les professions dominantes

Le pouvoir d’une profession, comme celui d’un sacerdoce, lui est concédé par une élite dont elle soutient les intérêts. De même qu’un sacerdoce offre comme voie du salut de suivre un roi oint, une profession interprète, protège et offre un intérêt spécial ici-bas à ceux qui suivent les chefs modernes. Le pouvoir professionnel est une forme spécialisée du privilège de prescrire ce qui est juste pour les autres et dont ils ont, par là même, besoin. C’est la source du prestige et du contrôle au sein de l’État industriel.

  1. Les professions dominantes

Ce type de pouvoir professionnel ne pouvait, bien entendu, prendre forme que dans des sociétés où l’appartenance même à une élite est légitimée, sinon acquise, par le statut professionnel : une société dans laquelle on attribue aux élites gouvernantes une objectivité unique en son genre – celle de définir le statut moral d’un manque.

Note

C’est là une réalisation Cruciale sur la nature de notre société

  1. Les professions dominantes

Il correspond parfaitement à un âge dans lequel même l’accès au Parlement, chambre de représentants du « bon peuple », est en fait limité à ceux qui ont acquis un « bagage », c’est-à-dire une accumulation de connaissances livresques et théoriques

  1. Les professions dominatrices

La médecine était une profession libérale ; elle est devenue, durant le dernier quart de siècle, une profession dominante en s’octroyant le pouvoir d’indiquer ce qui constitue un besoin de santé pour les gens en général. Les spécialistes de la santé en tant que corporation ont acquis l’autorité de déterminer quels soins doivent être prodigués à la masse. Ce n’est plus le professionnel qui impute un « besoin » à son client, mais un corps constitué qui impute un besoin à toute une classe de gens et qui se déclare alors mandaté pour examiner la totalité de la population afin d’identifier ceux qui appartiennent au groupe des patients potentiels

  1. Les professions dominatrices

Et ce qui se passe dans le domaine de la santé se retrouve très exactement dans d’autres sphères. Des émules toujours plus nombreux du pourvoyeur de thérapeutique lui emboîtent le pas : éducateurs, travailleurs sociaux, militaires, urbanistes, juges, policiers et autres gens sérieux. Ils jouissent d’une large autonomie pour créer l’outil du diagnostic au moyen duquel ils attrapent le client « à traiter ».

Note

Pas étonnant que nous pensons que quelque chose ne tourne pas rond chez nous: toute une clique de professionnels travaillent à nous diagnostiquer un ‘manque’ et puis à nous proposer le traitement associé. On n’est jamais bien comme on est .. et finalement on s’habitue à toujours manquer. On ne sait pas être bien

  1. Les professions dominatrices

Des dizaines d’autres créateurs de besoins s’y essaient également

  1. Les professions dominatrices

Des banquiers internationaux « diagnostiquent » les maux d’un pays d’Afrique et le persuadent d’ingurgiter la potion qu’ils prescrivent, même si c’est au péril de sa vie de « patient ».

  1. Les professions dominatrices

Des spécialistes de la sécurité évaluent jusqu’où peut être réduite la marge d’initiative du citoyen et finissent par l’en priver totalement.

  1. Les professions dominatrices

Et l’on voit les employés de la fourrière, s’arrogeant la fonction de destructeurs de nuisibles, revendiquer un monopole sur la vie des chiens errants.

  1. Les professions dominatrices

Le seul moyen d’arrêter l’escalade des besoins réside dans une dénonciation fondamentale, politique, des illusions qui légitiment l’hégémonie des professions.

  1. Les professions dominatrices

Maintes professions sont si bien établies qu’elles ne se contentent pas de tenir en tutelle le citoyen-devenu-client, mais déterminent en outre la forme de son monde-devenu-hôpital. Le langage dans lequel cet individu s’appréhende lui-même, la perception qu’il a de ses droits et libertés, et la conscience de ses besoins dérivent tous de l’hégémonie professionnelle.

  1. Les professions dominatrices

La différence entre artisan, membre d’une profession libérale et nouveau technocrate ressort à l’évidence dans la réaction suscitée par ceux qui ont choisi de se passer de leurs avis. En ne prenant pas conseil de l’artisan, vous étiez un sot. En ne consultant pas le membre d’une profession libérale, vous vous exposiez au blâme de la société. A présent, c’est à la profession ou au gouvernement que s’adressera le blâme si vous vous soustrayez au bien qu’ont décidé de vous faire l’avocat, l’éducateur, le chirurgien ou le psychiatre.

  1. Les professions dominatrices

Le diététicien prescrit la « bonne » bouillie pour le bébé, le psychiatre vous donne le « bon » antidépressif, et l’instituteur – désormais investi des pouvoirs plus vastes de l’« éducateur » – agit pour « votre bien » en interposant sa méthode entre vous et ce que vous souhaitez apprendre

  1. Les professions dominatrices

Chaque nouvelle spécialité dans la production des services ne s’épanouit qu’à partir du moment où le public s’est forgé, et où la loi a avalisé, une conception neuve de « ce-qui-ne-devrait-pas-exister ». Les écoles ont lancé une croisade moralisante contre l’analphabétisme une fois que celui-ci a été défini comme un mal. Les maternités se sont multipliées pour supprimer les accouchements à la maison, pratique jugée pernicieuse.

Note

Qu’illich répondrait-il à l’argument que les femmes accouchant à la maison avaient des chances non négligeables de mourir ou de perdre leur bébé ? Dans Némésis Médicale (1975), Illich consacre de longues pages à cette question. Voici une citation très éclairante (tirée de l’édition française, p. 56-57) : > « La médicalisation de la vie fait croire que tout soin non professionnel est dangereux. En vérité, une société dans laquelle les femmes savent accoucher entre elles, les parents soigner les petits bobos, et les mourants mourir entourés des leurs est une société plus autonome, et non plus vulnérable. Le danger réel commence quand on ne peut plus rien faire sans l’autorisation du spécialiste. »

  1. Les professions dominatrices

Les professionnels revendiquent le monopole de la définition des déviances et de leurs nécessaires remèdes

  1. Les professions dominatrices

Ainsi les avocats affirment être seuls à posséder la compétence et le droit légal de fournir leur assistance pour un divorce. Celui qui mettrait au point une méthode pour divorcer sans eux se ménagerait des ennuis. S’agissant d’un profane, il devrait répondre d’exercice illégal de la profession, et, s’agissant d’un membre du barreau, il risquerait d’en être radié pour conduite antiprofessionnelle.

  1. Les professions dominatrices

En outre, les professionnels se disent détenteurs d’un savoir secret touchant la nature humaine et ses faiblesses, savoir qu’ils sont seuls mandatés à exploiter. Ainsi n’est-ce pas parce que les fossoyeurs d’antan se dénomment désormais entrepreneurs de pompes funèbres, parce qu’un diplôme sanctionne leur « métier » et que leurs interventions sont fort lucratives qu’ils sont devenus des « professionnels ». Ils constituent une profession, dominante et mutilante, à partir du moment où ils ont assez d’entregent pour requérir la police de mettre obstacle à une inhumation si la dépouille n’a pas été embaumée et mise au cercueil par leurs soins.

  1. Les professions dominatrices

Dans tout domaine où peut être inventé un besoin humain, ces nouvelles professions mutilantes s’arrogent le statut d’experts exclusifs ès bien public.

Note

Ès=du

  1. Les professions établies

La transformation d’une profession libérale en profession dominante est équivalente à l’institution légale d’une Église. Les médecins métamorphosés en biocrates, les professeurs en gnosocrates, les entrepreneurs de pompes funèbres en thanatocrates, sont bien plus proches des clergés subventionnés par l’État que des syndicats.

  1. Les professions établies

En tant qu’instructeur diffusant ce qui est conforme à l’orthodoxie scientifique, le professionnel agit comme un théologien.

  1. Les professions établies

En tant qu’entrepreneur moral, il joue le rôle du prêtre : il crée le besoin de sa médiation

  1. Les professions établies

En tant qu’aide militant, il joue le rôle du missionnaire et traque les déshérités

  1. Les professions établies

En tant qu’inquisiteur, il proscrit les déviationnistes : il impose ses solutions au récalcitrant qui se refuse à reconnaître qu’il est un problème

Note

C’est ça : les humains sont classés comme déviants, comme manquant de quelque chose… Il faut qu’ils reconnaissent leur problème.. c’est toute la société qui le demande

  1. Les professions établies

Cette investiture multiple, jointe au devoir de soulager une incommodité spécifique de la condition humaine, fait de chaque profession l’équivalent d’un culte établi. L’acceptation des professions dominatrices par le public constitue ainsi essentiellement un événement politique

  1. Les professions établies

La nouvelle profession crée une nouvelle hiérarchie, de nouveaux clients et de nouveaux proscrits, ainsi qu’une nouvelle ponction sur le budget.

  1. Les professions établies

En outre, les devoirs politiques de légiférer, juger et gouverner perdent un peu plus de leur caractère particulier et de leur indépendance avec chaque nouvelle institution d’une légitimité professionnelle. Les affaires publiques passent des pairs élus par le profane à une élite qui s’est investie elle-même de sa mission.

  1. Les professions établies

En dépassant, il y a peu, ses limites libérales, la médecine a fait incursion dans la législation en établissant des normes pour la masse. Les médecins ont toujours déterminé ce qui constitue la maladie ; à présent, la médecine dominante détermine quelles maladies la société ne doit pas tolérer

  1. Les professions établies

Les médecins ont toujours diagnostiqué qui était malade ; mais la médecine dominante étiquette ceux qui doivent être traités. Les praticiens prescrivaient un traitement : la médecine dominante a un pouvoir public de correction ; elle décide de ce qu’il convient de faire aux malades et comment disposer d’eux.

  1. Les professions établies

Dans une démocratie, c’est des citoyens eux-mêmes que doit dériver le pouvoir de faire des lois, de les exécuter et de rendre la justice. Ce contrôle des citoyens sur les pouvoirs clés a été réduit, affaibli et parfois aboli par l’essor des professions devenues « chapelles »

  1. Les professions établies

Le gouvernement exercé par un congrès qui fonde ses décisions sur les opinions expertes de telles professions peut être un gouvernement pour le peuple, mais jamais par le peuple.

  1. Les professions établies

Peu importe les intentions dans lesquelles l’autorité politique a été ainsi amoindrie : bornons-nous à noter que la condition nécessaire pour ce renversement est la disqualification de l’opinion des profanes par les professionnels.

Note

C’est tellement intégré dans la population que nombre de profanes peuvent dire des choses comme: “je ne peux pas m’occuper de politique, les politiciens sont meilleurs que moi”. Pareil pour l’économie et tout autre discipline

  1. Les professions établies

Opinions, croyances, inférences ou convictions ne tiennent pas devant le témoin oculaire – jamais. Les élites d’experts n’ont pu devenir des professions dominantes qu’en érodant progressivement cette règle, pour finir par l’inverser.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

ne confondons pas ici l’utilisation publique d’un savoir spécialisé concret avec l’exercice d’un jugement normatif par un professionnel appartenant à un corps constitué. Lorsqu’un artisan, par exemple un armurier, était appelé comme expert devant un tribunal pour initier les membres du jury aux secrets de son métier, il procédait devant ceux-ci à une démonstration matérielle. Il leur faisait voir que telle balle était sortie de tel canon de fusil. Aujourd’hui, la plupart des experts jouent un rôle différent. Le professionnel dominant présente aux membres du jury ou aux parlementaires l’opinion de ses co-initiés, et non des preuves concrètes ou des arguments de métier. Il introduit ainsi le ouï-dire là où celui-ci était estimé irrecevable, et sape donc inévitablement le droit. Le pouvoir démocratique en est inéluctablement amoindri

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Jamais les professions n’auraient pu devenir dominantes et mutilantes si les gens n’avaient été prêts à ressentir comme un manque ce que le spécialiste leur impute comme un besoin

Note

Évidemment

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Leur dépendance réciproque en tant que tuteur et pupille résiste dorénavant à l’analyse en raison de la corruption du langage qui la masque.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

De bons vieux mots ont été transformés en « étiquettes » désignant à quels experts revient la tutelle sur le foyer, sur l’atelier, sur la boutique, aussi bien d’ailleurs que sur tout le reste. Le langage, la plus fondamentale des choses partagées, est ainsi pollué par de poisseux chapelets de jargon – et à chaque profession le sien

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Tant que nous n’aurons pas pris conscience de la perversion du vocabulaire derrière laquelle se cache la domination professionnelle, il ne saurait être question de proposer, pour la faire reculer, quelque changement que ce soit dans les idées, les attitudes et les lois

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Lorsque j’ai appris à parler, il n’existait de problèmes qu’en mathématiques ou aux échecs ; les solutions étaient salines ou légales, et l’on ne parlait que d’« avoir besoin » et non d’« avoir un besoin ». Il aurait été jugé ridicule de dire « j’ai un problème » ou « j’ai un besoin »

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Lorsque j’étais adolescent, au moment où Hitler mettait en œuvre des solutions, le « problème social » s’est également répandu. On ne cessait de découvrir de nouvelles variétés d’« enfants à problèmes » chez les pauvres au fur et à mesure que les travailleurs sociaux apprenaient à étiqueter leurs proies et à en standardiser les « besoins ». Le besoin, employé comme un substantif, devenait la pâture des professions. L’indigence se modernisait. Les pauvres devenaient les « nécessiteux ».

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Durant la seconde moitié de ma vie, la « nécessité » accéda à la respectabilité. Les besoins calculables et imputables ont monté dans l’échelle sociale. Ce n’était plus signe de pauvreté que d’avoir des besoins. Les pédocrates, les sexocrates et ceux qui prônent la consommation sous prétexte de la défendre ont formé les profanes à rechercher des solutions aux problèmes qu’ils avaient appris à concocter selon les recettes des professionnels.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

L’enseignement a habilité les diplômés à atteindre des cimes toujours plus hautes pour y cultiver des variétés toujours nouvelles d’hybrides de besoins. Tandis que les ordonnances s’allongeaient, les compétences rétrécissaient. Ainsi, dans le domaine médical, la pharmacopée est de plus en plus active, alors que les gens sont de moins en moins désireux et capables de faire face à une indisposition ou même à un simple malaise

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Autre exemple : l’on évalue à environ mille cinq cents le nombre des nouveaux produits apparaissant annuellement dans les supermarchés américains ; mais, pour plus de 80 % d’entre eux, le délai de « survie » ne dépasse pas un an : la vogue en est passée, ou leur prix de revient est trop élevé, ou ils s’écoulent trop lentement, ou ils sont concurrencés par de nouveaux articles. Et ainsi les acheteurs sont-ils de plus en plus conduits à chercher conseil auprès des professionnels de la « défense du consommateur ».

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Paradoxalement, une forte consommation de masse résultant de besoins fabriqués engendre, chez le consommateur, une indifférence croissante au désir spécifique et éprouvé à titre personnel. De plus en plus, les besoins sont créés par le slogan publicitaire, les achats sont effectués sur prescription – de l’esthéticienne, du gynécologue, du proviseur et de dizaines d’autres diagnosticiens. Les besoins sont enseignés – que ce soit par l’intermédiaire de la publicité, de la prescription ou, dans un collectif ou une commune, de la discussion dirigée – dans toute culture où les décisions et les actes ne résultent plus de l’expérience personnelle de la satisfaction

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Le consommateur flexible ainsi créé ne peut que substituer les besoins appris aux besoins ressentis

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Tandis que les gens deviennent des élèves expérimentés dans l’art d’apprendre à éprouver des besoins, savoir modeler ses désirs en fonction d’une satisfaction personnellement recherchée devient une compétence rare, dont ne sont doués que les très riches ou les plus déshérités

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Comme, par ailleurs, les besoins ne cessent d’être fragmentés en composantes plus petites, chacune sous la houlette du spécialiste approprié, le consommateur a de la difficulté à intégrer les offrandes distinctes de ses divers tuteurs dans un tout significatif, qui pourrait être désiré en parfaite connaissance de cause et possédé avec plaisir.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

De la nutrition à l’éducation, de l’harmonie conjugale à l’insertion sociale, de la diététique à la méditation, du recyclage au perfectionnement, conseillers, experts et autres « bien-intentionnés » sont prompts à saisir les possibilités nouvelles qui se présentent d’agir sur les gens, et à offrir leurs marchandises conditionnées aux besoins parcellisés.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Employé en tant que substantif, le « besoin » est la reproduction à l’échelle de l’individu du schéma professionnel ; c’est une réplique « souple » du moule dans lequel les professionnels fondent leurs produits ; c’est la forme publicitaire que prend le rayon de miel d’où couleront les consommateurs

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Ignorer ses besoins ou ne pas les assumer devient l’acte antisocial impardonnable. Le bon citoyen est celui qui s’impute personnellement des besoins standardisés avec une conviction telle qu’il étouffe en lui-même tout autre désir possible et, à plus forte raison, toute éventuelle renonciation à ce-qu’il-lui-faut.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Lorsque je suis né, avant que Staline, Hitler et Roosevelt aient accédé au pouvoir, seuls les riches, les neurasthéniques et les membres des syndicats de pointe parlaient de leur besoin de soins médicaux lorsqu’ils faisaient de la température. Les médecins, à cet égard, ne disposaient guère encore que de « remèdes de bonne femme ». La première mutation des besoins est survenue avec les sulfamides et les antibiotiques. Alors que l’on pouvait désormais juguler les infections de façon simple et efficace, les médicaments adéquats ne furent pratiquement plus délivrés que sur ordonnance. Ce devint un monopole médical que d’assigner leur rôle aux malades. La personne qui se sentait malade devait aller à l’hôpital pour que l’on y étiquette son affection, afin d’être légitimement déclarée membre de la minorité des « patients » : gens en congé de maladie, habilités à recevoir assistance, placés sous traitement médical et sommés de guérir pour être de nouveau utiles

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Paradoxalement, c’est au moment où la technique pharmacologique – analyses et médicaments – devenait si adéquate et si modique que l’on aurait pu se passer du médecin, que la société a promulgué des lois et des réglementations policières pour restreindre le libre usage de procédés que la science avait simplifiés, et pour les placer sur la liste des « actes » exclusivement « professionnels ».

  1. L’hégémonie des besoins imputés

La deuxième mutation des besoins médicaux est survenue lorsque les malades ont cessé de constituer une minorité. Aujourd’hui, rares sont ceux qui échappent durablement aux prestations médicales. Que ce soit en Italie, aux États-Unis, en France ou en Belgique, un citoyen sur deux est surveillé simultanément par plusieurs professionnels de la santé qui le traitent, le conseillent ou, au minimum, le tiennent sous observation. La cause alléguée de ces soins spécialisés tient, le plus souvent, à un « état » – dentaire, génital, nerveux, sanguin, endocrinologique – dont les « patients » ne souffrent pas

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Il y a vingt ans, « ne pas aller chez le médecin » était un signe de santé normale – présumée bonne. Ce même statut de non-patient est à présent la marque du sous-privilégié ou du dissident.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Être branché à vie sur un système professionnel n’est plus la marque qui distingue les infirmes du reste des citoyens

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Nous vivons dans une société organisée pour les majorités déviantes et pour leurs gardiens

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Le client actif de plusieurs professions se voit assigner une place bien définie au royaume des consommateurs dans l’intérêt duquel fonctionne notre société

  1. L’hégémonie des besoins imputés

En se transformant de profession libérale consultante en profession dominante et mutilante, la médecine a incommensurablement accru le nombre de ses assujettis.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Mais les besoins imputés ont déjà entamé une troisième mutation. Ils se combinent désormais dans ce que les experts dénomment un problème pluridisciplinaire, nécessitant par là même une solution pluriprofessionnelle

  1. L’hégémonie des besoins imputés

En premier lieu, la multiplication des produits, dont chacun tend à se transformer en une exigence pour l’homme modernisé, a efficacement formé le consommateur à éprouver un besoin « sur commande ».

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Ensuite, la fragmentation des besoins en parties toujours plus petites et distinctes a assujetti le client au jugement professionnel, faute de savoir lui-même opérer le « mixage » de ses besoins en un tout significatif.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

En fin de compte, le client est « éduqué » à avoir besoin des prestations d’une équipe pour en recevoir un « traitement satisfaisant » – ou plutôt estimé tel par ses tuteurs

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Combien sont-ils ceux qui consument leur existence dans le labyrinthe de thérapeutiques destinées au contraire, par les professionnels des services, à la leur prolonger.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Plus s’accroît l’économie des services et moins l’individu dispose de temps pour « consommer du soin » – qu’il soit médical, social ou pédagogique

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Le manque de temps pourrait bien constituer assez vite l’obstacle majeur à la consommation des services prescrite par les spécialistes et souvent financée par la communauté. Cela commence très tôt. Dès l’école maternelle, l’enfant tombe sous la coupe d’une équipe de spécialistes : allergologue, orthophoniste, pédiatre, psychologue de l’enfance, travailleur social, moniteur d’éducation physique et instituteur. En constituant une telle équipe pédocratique, les nombreux et divers professionnels tentent de se partager le temps, qui est devenu le principal facteur limite d’imputation de besoins supplémentaires

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Un citoyen sans besoins serait hautement suspect. On dit aux gens qu’ils ont besoin de leur emploi – moins pour le salaire qu’ils en tirent que pour les services qu’il leur assure.

  1. L’hégémonie des besoins imputés

A la respiration à pleins poumons, à l’air libre, se substitue le souffle court, accroché aux minces tubes inhalateurs des services professionnels

  1. L’hégémonie des besoins imputés

La « prophétie » de Léonard de Vinci s’est accomplie : « Les hommes arriveront à un tel état d’avilissement qu’ils seront heureux que d’autres profitent de leurs souffrances, ou de la perte de leur véritable richesse, la santé(1). »

  1. L’hégémonie des besoins imputés

Pour l’adulte, c’est sur le lieu de travail que vient se centrer le conditionnement par rapport aux services. Du directeur du personnel à l’organisateur du travail, en passant par le médecin du travail, le psychologue ou l’assistante sociale, on estime plus « rentable » de se partager le temps du travailleur que de se le disputer

3 Pour en finir avec les « besoins »

La mutilation du citoyen par la domination professionnelle se renforce de la puissance de l’illusion.

3 Pour en finir avec les « besoins »

Chaque sacerdoce spécialisé s’arroge la compétence de définir les difficultés de la masse en termes de problèmes spécifiques et solutionnables par un quelconque service. Accepter cette prétention revient à légitimer chez le profane, dont le monde tourne dans une chambre d’écho des besoins, la docile acceptation des besoins qu’on lui attribue

3 Pour en finir avec les « besoins »

Il n’est que de regarder un horizon urbain pour y voir reflétée cette domination. Tout là-haut, les buildings professionnels surplombent les foules qui vont de l’un à l’autre dans leur pèlerinage ininterrompu aux nouveaux sanctuaires de la santé, de l’éducation et du bien-être

3 Pour en finir avec les « besoins »

Les maisons « saines », ce sont dorénavant des appartements aseptiques où l’on ne peut ni naître, ni être malade, ni mourir décemment.

3 Pour en finir avec les « besoins »

Les voisins qui vous aident, les médecins qui viennent à domicile – autant d’espèces en voie de disparition.

3 Pour en finir avec les « besoins »

Aux lieux de travail propres à l’apprentissage ont succédé d’opaques labyrinthes de corridors ne s’ouvrant que devant des fonctionnaires portant épinglée au revers du veston leur « identité » sous plastique

3 Pour en finir avec les « besoins »

Un monde conçu pour la fourniture des services est l’Utopie des citoyens convertis en bénéficiaires de prestations de bien-être.

3 Pour en finir avec les « besoins »

L’addiction majeure à l’imputation des besoins chez les riches, la fascination paralysante qu’elle exerce chez les pauvres, seraient bel et bien irréversibles si les gens répondaient réellement à l’analyse qui est faite de « leurs » besoins. Mais tel n’est pas le cas. Au-delà d’un certain niveau d’intensité, la médecine engendre l’incapacité et la maladie ; le système des transports rapides transforme les citadins en passagers pendant environ un sixième de leur existence (temps de sommeil exclu) et, pendant encore un autre sixième, en forçats travaillant pour payer Ford, Esso et la régie des autoroutes. Le seuil à partir duquel la médecine, l’éducation ou les transports sont devenus des outils contre-productifs a été atteint dans tous les pays du monde où le revenu per capita est comparable, au minimum, à celui de Cuba. Dans tous les pays considérés, et contrairement aux illusions propagées par la ligne orthodoxe, à l’Est comme en Occident, cette contre-productivité spécifique est sans rapport avec le genre d’école, de véhicule ou de système de santé en usage. Elle survient, en effet, lorsque l’intensité hétéronome dépasse, dans le processus de production, un seuil critique.

3 Pour en finir avec les « besoins »

Nos principales institutions ont acquis l’étrange capacité d’atteindre des objectifs inverses de ceux dans lesquels, originellement, elles avaient été conçues et financées. Sous la férule de nos plus prestigieuses professions, nos outils institutionnels ont paradoxalement pour principal produit la contre-productivité – la mutilation systématique des citoyens

3 Pour en finir avec les « besoins »

Une ville construite autour des véhicules devient inappropriée aux piétons, et nulle multiplication des premiers ne viendra à bout de l’immobilité « fabriquée » des seconds – de ceux dont ils ont fait des infirmes.

Note

Bon exemple

3 Pour en finir avec les « besoins »

L’action autonome est paralysée par un surcroît de produits et de traitements.

3 Pour en finir avec les « besoins »

L’incapacité à produire des valeurs d’usage rend inefficaces les produits précisément destinés à les remplacer.

Note

“une perte sèche sous le rapport de satisfactions” Cela signifie que quand une société perd la capacité de produire elle-même les moyens simples et directs de répondre à ses besoins (comme se soigner, cuisiner, apprendre, se déplacer…), les objets ou services “professionnels” censés remplacer ces moyens deviennent contre-productifs, parce qu’ils ne peuvent pas offrir l’autonomie, la pertinence locale, ou le sens que la valeur d’usage incarnait. Exemples : 1. L’école remplace l’apprentissage autonome → Quand les gens ne savent plus apprendre par eux-mêmes, ni entre eux, l’école devient inefficace : elle ne transmet plus de savoirs utiles, mais entretient une dépendance. 2. L’aliment industriel remplace la cuisine → Une société qui ne sait plus cuisiner perd la valeur d’usage des aliments simples. Le marché la gave alors de “substituts alimentaires” ultra-transformés qui nuisent à la santé. 3. La voiture remplace la marche ou le vélo → Quand l’environnement est structuré pour la voiture, la marche devient impossible : même aller acheter du pain à pied devient dangereux. Le moyen censé améliorer la mobilité détruit la capacité à se déplacer librement.

3 Pour en finir avec les « besoins »

Mais alors pourquoi n’assiste-t-on pas à des révoltes contre cette dérive de la société industrielle avancée qui finit par n’être plus qu’un immense système mutilant de fourniture de services ? La principale explication réside dans le pouvoir qu’a celui-ci d’engendrer des illusions.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Outre leur action proprement matérielle sur les corps et les esprits, les institutions professionnalisées fonctionnent également comme un puissant rituel, générateur de foi dans les résultats promis par les administrateurs. Outre qu’elle apprend à lire à l’enfant, l’école lui apprend qu’il est « meilleur » d’étudier avec des professeurs et que, sans la scolarité obligatoire, les pauvres liraient moins de livres. Outre qu’il permet de se déplacer, l’autocar, tout autant que la voiture particulière, remodèle l’environnement et démode la marche. Outre qu’ils aident à frauder le fisc, les conseillers juridiques avèrent l’idée que les lois résolvent les problèmes

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

La première illusion asservissante est l’idée que les gens sont nés pour être des consommateurs et qu’ils peuvent atteindre n’importe quel but en achetant des biens et des services.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Dans aucun des modèles économiques qu’ont choisi de suivre les nations ne figurent de variables correspondant aux valeurs d’usage non marchandes ou introduisant l’éternelle contribution de la nature. Et pourtant pas une économie ne survivrait si la production des valeurs d’usage s’amenuisait jusqu’au point où, par exemple, tenir la maison ou accomplir le devoir conjugal devenaient des prestations rémunérées.

Note

Essentiel : “moyens de reproduction”

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Ce qu’effectuent ou fabriquent les gens, et qu’ils ne peuvent ni ne veulent vendre, est aussi incommensurable et inestimable pour l’économie que l’oxygène pour leur fonction respiratoire.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

L’illusion que les modèles économiques peuvent ignorer les valeurs d’usage découle de la conviction que ces activités que nous désignons par des verbes intransitifs peuvent être indéfiniment remplacées par des produits institutionnellement définis et désignés par des substantifs : l’enseignement remplace « j’apprends » ; le soin de santé remplace « je guéris » ; les transports remplacent « je me déplace » ; la télévision remplace « je joue ».

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

La confusion entre les valeurs personnelles et les valeurs standardisées s’est étendue à la plupart des domaines

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

L’utilité des biens de consommation, ou produits conditionnés, est intrinsèquement limitée par deux frontières qui ne doivent pas être confondues. En premier lieu, les files d’attente stopperont tôt ou tard le fonctionnement de tout système qui sécrète des besoins plus rapidement que les produits destinés à les satisfaire ; en second lieu, la dépendance à l’égard des produits déterminera tôt ou tard de tels besoins que l’autonomie sera paralysée dans les domaines en question

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Si les gens sont désormais captifs d’une vitesse qui les retarde, d’une instruction qui les abrutit et d’une médecine qui leur détraque la santé, c’est parce que, au-delà d’un certain seuil d’intensité, la dépendance à l’égard de biens industriels et de services professionnels détruit les potentialités de l’homme, et les détruit d’une façon spécifique. Les produits ne peuvent remplacer ce que les gens effectuent ou fabriquent par eux-mêmes que jusqu’à un certain point.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Les valeurs d’échange ne peuvent remplacer les valeurs d’usage de façon satisfaisante que jusqu’à un certain point

Note

La valeur d’usage, chez Illich, désigne : > La capacité d’un bien, d’un service ou d’un outil à être utilisé directement par une personne pour répondre à ses besoins de façon autonome Elle s’oppose à la valeur d’échange, qui caractérise les biens produits pour être vendus sur un marché ou intégrés dans des systèmes industriels, même s’ils prétendent répondre aux mêmes besoins.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Il y a des limites au-delà desquelles la multiplication des produits altère précisément, chez le consommateur, la faculté de s’affirmer en agissant. A ne recevoir que du « tout-fait », ce qui lui interdit toute possibilité d’agir par lui-même, le consommateur se sent inévitablement frustré

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Le degré de bien-être d’une société ne résulte, en aucun cas, de l’addition de deux modes de production, hétéronome et autonome, mais de l’association fructueuse, de la synergie entre valeurs d’usage et produits normalisés. La production hétéronome d’une marchandise ne rehausse et ne complète la production autonome du but personnel correspondant que jusqu’à un certain point. Au-delà de ce point, la synergie entre les deux modes de production se retourne paradoxalement contre le but visé à la fois par la valeur d’usage et par la marchandise. C’est là un fait que le vaste courant écologique oublie généralement. Ainsi, la critique des centrales nucléaires porte sur le danger des radiations ou sur la menace d’un despotisme technocratique. Mais, jusqu’ici, rares sont ceux qui osent dénoncer leur contribution à la surabondance d’énergie. Méconnaissant le fait que la surproduction énergétique paralyse l’action de l’homme, on réclame une production énergétique autre, mais non moindre

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

De la même façon, les limites inexorables à la croissance qui sont inhérentes à toute organisation prestataire de services sont encore largement méconnues

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Il devrait pourtant être évident que l’institutionnalisation des soins de santé ne peut fabriquer que des mal-portants, ou que la formation permanente ne peut qu’engendrer une culture pour des gens programmés. L’écologie ne fournira des repères sur la voie d’une modernité viable que lorsque l’on prendra conscience que l’environnement façonné par l’homme en fonction des produits amoindrit à tel point sa faculté de réaction personnelle qu’ils perdent leur valeur en tant que moyens de satisfaction

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

A défaut de comprendre cela, la mise en œuvre d’une technologie industrielle plus propre, moins agressive, pourrait faire atteindre des niveaux de satiété frustrante encore inatteignables.

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

La suprématie du marché conduit à la contre-productivité. La raison fondamentale en réside dans le monopole que les produits en série exercent sur la formation des besoins

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Un cartel monopoliste peut restreindre encore plus la liberté, par exemple en faisant main basse sur les transports en commun pour promouvoir les véhicules privés – comme l’a fait la General Motors en achetant et en faisant péricliter les tramways de San Francisco. On peut échapper au premier en buvant du rhum, et au second en roulant à bicyclette. Mais j’emploie le terme de « monopole radical » pour désigner une autre réalité : la substitution d’un produit industriel ou d’un service professionnel aux activités utiles auxquelles se livrent, ou souhaiteraient se livrer, les gens. Un monopole radical paralyse l’action autonome au bénéfice des prestations professionnelles

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Plus les véhicules désorganiseront les gens et plus il faudra réguler la circulation, et plus les gens seront incapables de rentrer chez eux à pied. Les moteurs fonctionneraient-ils à l’énergie solaire, les voitures seraient-elles faites de l’air du temps que le monopole radical s’exercerait encore, puisqu’il est inséparable de la circulation à vitesse excessive. De même, plus une personne demeure longtemps sous la coupe de l’enseignement, et moins elle a le loisir de réfléchir ou de découvrir quoi que ce soit par elle-même

  1. L’équivoque entre congestion et paralysie

Dans tous les domaines, il existe un seuil au-delà duquel l’abondance des biens offerts à la consommation rend le milieu tellement impropre à l’action personnelle que la synergie possible entre les valeurs d’usage et les produits devient négative. Paradoxale, spécifique, la contre-productivité s’installe.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

L’homme cesse d’être définissable en tant que tel lorsqu’il n’est plus capable de modeler ses propres besoins par l’emploi plus ou moins compétent des outils que lui fournit sa culture.

Note

L’homme se sert de son bagage culturel pour créer et utiliser les outils pour réaliser ses besoins

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Tout au long de l’histoire, les outils ont été, au premier chef, des instruments de travail employés à une production domestique. Les pelles et les marteaux ne servaient que marginalement à d’autres fins, qu’il s’agisse d’élever des pyramides ou de fabriquer des surplus disponibles pour le troc, les présents et, plus rarement, pour un échange contre argent. Les occasions d’en tirer un bénéfice étaient limitées. Le travail n’était généralement destiné qu’à créer des valeurs d’usage non échangeables

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Mais le progrès technologique a été opiniâtrement mis à contribution pour réaliser un tout autre genre d’outil : l’outil destiné à produire du « vendable »

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Cela a commencé avec la révolution industrielle : l’intervention de la nouvelle technologie réduisait le travailleur au rôle du chaplinesque robot des Temps modernes. Mais, à ce stade précoce, le mode industriel de production ne paralysait pas encore les gens une fois qu’ils avaient « quitté le boulot »

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

ils ne trouvent plus, dans le maniement des outils, cette satisfaction directe qui a stimulé l’évolution des hommes et de leurs cultures. Leurs besoins et leur consommation se sont notablement multipliés, alors que leur satisfaction à manier des outils s’étiole – et ils cessent de mener l’existence en vue de laquelle leur organisme a acquis sa forme

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Toute leur vie n’est plus qu’un enchaînement de besoins qui sont successivement satisfaits afin de susciter les besoins suivants – et la nécessité de les satisfaire. L’homme-consommateur-passif finit par y perdre jusqu’à la capacité de faire la différence entre vivre et survivre.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Au lieu de profiter de la vie, on parie sur sa propre espérance de vie, on vibre à l’espoir d’être « bien soigné ». Il devient facile, dans une telle ambiance, d’oublier que l’on n’est rassasié ou joyeux que dans la mesure où la conscience personnelle de son propre besoin et les « fournitures » destinées à le satisfaire demeurent en équilibre.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

c’est principalement l’outillage industriel qui bénéficie des résultats de la recherche. Ainsi, des machines déjà énormes deviennent encore plus complexes, plus incompréhensibles au profane. Ce parti pris, en colorant la vision que les scientifiques et les techniciens ont de leur tâche, vient renforcer une tendance déjà prédominante : rejet des besoins impliquant une action autonome, multiplication des besoins impliquant l’acquisition des biens de consommation.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Les outils conviviaux qui facilitent la jouissance individuelle des valeurs d’usage – et qui ne requièrent que très peu, ou pas du tout, de surveillance médicale, policière ou administrative – n’ont plus de place qu’à deux extrêmes : chez les travailleurs asiatiques démunis, chez les étudiants et les professeurs nantis, qui sont les deux sortes de gens allant à bicyclette.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

Depuis peu, certains groupes de professionnels, des organismes gouvernementaux et des organisations internationales ont commencé à étudier, développer et préconiser une technologie « légère ». On pourrait penser que ces efforts visent à échapper aux servitudes des impératifs technologiques. Mais, dans l’ensemble, cette nouvelle technologie conçue pour l’auto-intervention dans le domaine de la santé, de l’enseignement ou de la construction des habitations n’est qu’une autre forme de puissante sujétion à l’égard de la fourniture de biens.

  1. La méconnaissance des outils conviviaux

On apprend aux femmes à déceler elles-mêmes un éventuel cancer du sein afin de donner du travail au chirurgien. Les Cubains ont des congés rémunérés pour élever leurs maisons préfabriquées.

  1. La confusion entre libertés et droits

La troisième illusion mutilante consiste à confier aux experts le soin de fixer des limites à la croissance

  1. La confusion entre libertés et droits

On estime prêtes à être instruites de ce qui ne leur est pas nécessaire des populations socialement conditionnées à éprouver des besoins « sur commande ».

  1. La confusion entre libertés et droits

es mêmes agents multinationaux qui, pendant une génération, ont imposé aux riches comme aux pauvres un niveau international de consommation de comptabilité, de désodorisants ou d’énergie, patronnent à présent le Club de Rome. Docilement, l’UNESCO se met de la partie et forme des spécialistes de l’imputation des besoins au niveau régional.

  1. La confusion entre libertés et droits

Et c’est ainsi que, prétendument pour leur bien, les riches sont programmés à faire les frais d’un surcroît de domination professionnelle coûteuse chez eux, et à assigner aux pauvres des besoins moins onéreux et plus restreints.

  1. La confusion entre libertés et droits

Parmi les nouveaux professionnels, certains sont assez clairvoyants pour constater que la raréfaction des produits renforce encore le dirigisme des besoins.

  1. La confusion entre libertés et droits

planification centrale de la décentralisation optimale de la production est devenue la tâche la plus prestigieuse de l’année 1977

  1. La confusion entre libertés et droits

Mais ce qui n’est pas encore reconnu, c’est qu’attendre le salut de limites décrétées par des professionnels revient à confondre libertés et droits.

  1. La confusion entre libertés et droits

Dans chacune des sept régions du monde définies par l’ONU, un nouveau clergé est formé à prêcher le style approprié d’austérité mis au point par les nouveaux concepteurs de besoins. Des « conscientisateurs » se répandent dans les communautés locales pour inciter les gens à atteindre les objectifs de production décentralisée qui leur ont été fixés. Traire la chèvre familiale constituait une liberté ; la planification en fait un devoir, pour contribuer au PNB.

  1. La confusion entre libertés et droits

La synergie entre production autonome et production hétéronome se reflète dans l’équilibre que maintient la société entre libertés et droits. Les libertés protègent les valeurs d’usage, comme les droits protègent l’accès aux produits.

  1. La confusion entre libertés et droits

de même que les produits peuvent étouffer la possibilité de créer des valeurs d’usage et se transformer en richesse appauvrissante, la définition professionnelle des droits peut étouffer les libertés et asseoir une tyrannie qui ensevelit les gens sous leurs droits.

  1. La confusion entre libertés et droits

ceux qui se préoccupent du bien public devraient s’employer à garantir la distribution équitable de la santé en tant que liberté, laquelle, à son tour, dépend de conditions de l’environnement uniquement réalisables par des interventions politiques organisées

  1. La confusion entre libertés et droits

Au-delà d’un certain niveau d’intensité, le soin de santé professionnel, aussi équitablement distribué soit-il, étouffera la santé-en-tant-que-liberté.

  1. La confusion entre libertés et droits

Il est évident qu’une telle notion de la santé implique une pétition de principe des libertés inaliénables. Il faut, à ce sujet, distinguer clairement entre liberté civique et droits civiques.

  1. La confusion entre libertés et droits

La liberté d’agir sans que le gouvernement y mette entrave a une portée plus vaste que les droits civiques que l’État est habilité à promulguer pour garantir aux gens une égale faculté d’obtention de certains biens et services.

Note

Liberté d’agir > droits civiques

  1. La confusion entre libertés et droits

En règle générale, les libertés civiques ne contraignent pas les autres à agir conformément à mes souhaits. J’ai la liberté de parler et de faire connaître publiquement mon opinion, mais aucun journal n’est obligé de l’imprimer, pas plus qu’il n’est exigé de mes concitoyens qu’ils lisent ma publication

  1. La confusion entre libertés et droits

Mais, en même temps, l’État en tant que garant de la liberté peut promulguer – et il le fait – des lois qui protègent l’égalité des droits

  1. La confusion entre libertés et droits

Une façon certaine d’étouffer les libertés de parler, d’apprendre, de guérir ou de soigner est de les délimiter en métamorphosant les droits civiques en devoirs civiques.

  1. La confusion entre libertés et droits

La troisième illusion consiste précisément à croire que la revendication publique des droits débouche inéluctablement sur la protection des libertés. En effet, plus la société investit les professionnels de la légitimité de définir les droits, et plus les libertés des citoyens s’amenuisent.

Note

Définir des droits c’est restreindre des libertés

  1. Le droit au chômage créateur

De nos jours, tout nouveau besoin professionnellement avéré prend, tôt ou tard, la forme d’un droit. Une fois promulgué sous la pression politique, ce droit engendre de nouveaux emplois et de nouveaux produits

  1. Le droit au chômage créateur

A son tour, chaque nouveau produit dégrade une activité dont, jusque-là, les gens avaient l’initiative à leur propre bénéfice ; chaque nouvel emploi rend illégitime un travail jusque-là effectué par des gens

  1. Le droit au chômage créateur

Le pouvoir qu’ont les professions d’étalonner ce qui est bon, juste, légitimement faisable, fausse chez « monsieur-tout-le-monde » la faculté de vivre « à sa mesure ».

Note

Exemple concret ce 14 juin: Bertrand pense avoir des problèmes de sommeil. Je lui demande de me décrire sa journée en commençant par son réveil. Il se trouve qu’en réalité il n’a pas de problème de sommeil, c’est juste qu’il ne dort pas autant que les 8 heures recommandées par les scientifiques… Mais ça ne lui pose aucun problème réel. Par contre il croyait que ça n’allait pas ..

  1. Le droit au chômage créateur

Lorsque tous les étudiants en droit actuellement inscrits dans les facultés américaines auront obtenu leur diplôme, le nombre des juristes augmentera de 50 % aux États-Unis. La prise en charge légale complétera la prise en charge médicale, et l’« assurance judiciaire » deviendra le même genre de nécessité qu’est aujourd’hui l’« assurance maladie ». Lorsque le droit du citoyen aux prestations d’un avocat aura été institué, il sera aussi obscurantiste et asocial de vider une querelle entre particuliers qu’aujourd’hui d’accoucher dans son propre lit.

Note

Il avait vu juste: c’est arrivé

  1. Le droit au chômage créateur

La perte successive des libertés d’être utile ailleurs que dans un « poste de travail » ou hors d’un contrôle professionnel est une expérience des plus pénibles, encore qu’innomée

  1. Le droit au chômage créateur

Actuellement, le privilège le plus significatif d’un statut social éminent pourrait bien être la faculté de « ne pas travailler » tout en étant utile – de plus en plus déniée à la grande majorité

  1. Le droit au chômage créateur

Le droit du citoyen à être pris en charge et approvisionné est quasiment devenu, à force d’être revendiqué, le droit des professions et des industries à élargir leur clientèle, avec, pour conséquence de leurs prestations et fournitures, le dépérissement des conditions de l’environnement qui rendaient utiles les activités non rétribuées

  1. Le droit au chômage créateur

la lutte pour une distribution équitable du temps et de la faculté d’être utile à soi-même et aux autres ailleurs que dans son métier ou son poste a été efficacement paralysée. Tout labeur non rémunéré est méprisé, sinon ignoré. L’activité autonome menace le niveau de l’emploi, engendre la déviance et fausse le PNB

Note

Paresse pour tous

  1. Le droit au chômage créateur

Le « labeur », ce n’est plus l’effort ou la tâche, mais le mystérieux investissement qui, couplé avec le capital, rend une usine productive – et rémunératrice

  1. Le droit au chômage créateur

Le travail, ce n’est plus la création d’une valeur perçue comme telle par le travailleur, mais avant tout une « place », c’est-à-dire quelque chose qui vous situe socialement. Manquer de travail, c’est être tristement oisif, et non plus avoir la liberté de faire des choses utiles pour soi-même ou pour le voisin.

  1. Le droit au chômage créateur

La femme active qui tient la maison, élève ses enfants et, éventuellement, s’occupe de ceux des autres, est distinguée de la femme « qui travaille », aussi inutile ou pernicieuse que puisse être la production à laquelle elle est employée

  1. Le droit au chômage créateur

L’activité, l’effort, l’accomplissement, l’utilité hors du cercle des rapports hiérarchiques et non étalonnés professionnellement, représentent une menace pour une société du produit marchand. Tout en échappant à la comptabilité nationale

  1. Le droit au chômage créateur

la création de valeurs d’usage ne limite pas seulement le besoin d’un surcroît de produits, mais aussi les postes de travail qui les élaborent et les salaires nécessités pour les acheter.

  1. Le droit au chômage créateur

S’efforcer de produire quelque chose de plaisant, aimer ce que l’on fait, sont des notions vides de sens dans une société où seul compte le couple main-d’œuvre/capital

  1. Le droit au chômage créateur

La sensation d’accomplissement que procure l’action n’a plus cours lorsque seul importe le statut social au sein des rapports de production, à savoir : la place, la situation, le poste ou la nomination

  1. Le droit au chômage créateur

Au Moyen Age, alors qu’il n’y avait pas de salut hors de l’Église, les théologiens achoppaient sur la question de savoir ce que Dieu ferait des païens ayant mené une vie « exemplaire ». De la même façon, dans la société contemporaine, l’effort n’est productif que s’il est fait à l’incitation d’un patron, et les économistes achoppent sur la question de l’utilité évidente de gens échappant au contrôle d’une corporation, d’un organisme, d’un corps de volontaires ou d’un camp de travail. Le travail n’est productif, respectable et digne du citoyen que lorsque son processus est planifié, dirigé et contrôlé par un agent professionnel, garantissant qu’il répond à un besoin « normalisé »

  1. Le droit au chômage créateur

Dans une société industrielle avancée, il devient impossible de ne pas vouloir exercer d’emploi pour se livrer à un travail autonome et utile. C’est même déjà aller trop loin que d’oser l’envisager

  1. Le droit au chômage créateur

L’infrastructure de la société est aménagée de telle façon que seul le poste donne accès aux moyens de production, et ce monopole de la production des biens sur la création de valeurs d’usage ne cesse de se renforcer lorsque l’État s’en empare

  1. Le droit au chômage créateur

Les travaux domestiques, l’artisanat, l’agriculture de subsistance, la technologie radicale, l’enseignement mutuel, etc., sont ramenés au rang d’activités pour les oisifs, les improductifs, les plus démunis ou les plus riches.

  1. Le droit au chômage créateur

Une société qui engendre une dépendance intense à l’égard des marchandises transforme ainsi ses sans-travail en pauvres ou en assistés.

  1. Le droit au chômage créateur

En 1945, pour chaque Américain bénéficiaire d’une retraite, il y avait 35 travailleurs en place. En 1977, il n’y a plus que 3,2 travailleurs en place pour entretenir 1 retraité, lui-même dépendant de beaucoup plus de services que son grand-père retraité n’aurait pu en imaginer.

  1. Le droit au chômage créateur

Désormais, la qualité d’une société et de sa culture dépendra du statut de ses sans-travail : en seront-ils les citoyens productifs les plus représentatifs ou en seront-ils les assistés ?

  1. Le droit au chômage créateur

Une fois encore, le choix, ou la crise, semble clair : la société industrielle avancée peut continuer sur la lancée du rêve intégriste des années soixante ; elle peut dégénérer en un système de rationnement attribuant parcimonieusement des produits et des emplois en constante diminution, et formant toujours plus ses citoyens à la consommation standardisée et au travail inutile. Telle est la ligne suivie par la plupart des gouvernements actuels, de l’Allemagne à la Chine, mais, pourrait-on dire, chacun selon ses moyens

  1. Le droit au chômage créateur

plus un pays est riche et plus semble urgent le devoir de rationner l’accès aux places et d’entraver l’activité utile des sans-travail qui porterait préjudice à l’« emploi ».

  1. Le droit au chômage créateur

Certes, l’inverse est également possible : une société moderne dans laquelle les travailleurs frustrés s’organiseraient pour protéger la liberté des gens d’être utiles sans participer aux activités dites « productives », c’est-à-dire fournissant des produits marchands. Mais, ici encore, cette orientation sociale ne peut découler que d’une compétence nouvelle, rationnelle et cynique, chez le citoyen moyen confronté à l’imputation professionnelle de besoins.

4 « En garde » devant le nouveau professionnel

Aujourd’hui, le nouveau professionnel se sent nettement menacé par l’accumulation des preuves de la contre-productivité de ses prestations. Les gens commencent à voir que son hégémonie les prive du droit de regard sur la chose politique.

4 « En garde » devant le nouveau professionnel

Le pouvoir symbolique de ces experts qui, en définissant les besoins, stérilisent les compétences personnelles, est maintenant perçu comme plus dangereux que leur capacité de maîtriser les techniques, laquelle se borne à répondre aux besoins qu’ils créent.

  1. La récupération par l’autocritique

on entend de plus en plus réclamer la mise en œuvre d’une législation qui pourrait nous faire sortir d’un âge dominé par l’ethos professionnel. Maintes exigences sont posées dans ce sens : substituer à l’habilitation par les professionnels ou l’administration une investiture par des citoyens élus, et non se contenter de faire intervenir quelques représentants des consommateurs ou usagers dans des instances de décision ; assouplir la réglementation des prescriptions dans les pharmacies, ainsi que celle de la formation obligatoire ou du recyclage des adultes ; protéger les libertés productives, même et surtout si elles sont extra-industrielles ; droit pour le profane qualifié de pratiquer sans habilitation formelle ; mise à la disposition du citoyen d’un « état » des services publics lui permettant de savoir quels praticiens travaillent contre honoraires. Face à ces menaces, les principales institutions professionnelles recourent, chacune à leur façon, à trois stratégies fondamentales pour pallier l’érosion de leur légitimité et de leur pouvoir.

  1. La récupération par l’autocritique

  2. La récupération par l’autocritique     Cette première attitude est celle du Club de Rome. Fiat, Volkswagen et Ford paient des économistes, des écologistes et des sociologues pour qu’ils déterminent les productions auxquelles doivent renoncer les industries, afin que le système industriel fonctionne mieux – et donc se renforce. De la même façon, les médecins du Club de Cos préconisent de renoncer à la chirurgie, la radiothérapie et la chimiothérapie dans le traitement de la plupart des cancers, car ces interventions ne font qu’accroître et prolonger de plusieurs mois la souffrance des malades sans augmenter pour autant leur espérance de vie. Avocats et dentistes promettent de veiller comme jamais sur la compétence, la correction et les tarifs de leurs confrères.

  3. La récupération par l’autocritique

Une variante de cette attitude s’observe chez certains individus ou dans leurs organisations, qui mettent en question l’Ordre des médecins et autres créateurs de besoins. Ceux-ci revendiquent l’étiquette de radicaux parce que : 1. ils conseillent les consommateurs, à l’encontre des intérêts de la majorité de leurs pairs ; 2. ils instruisent les profanes de la façon de se conduire dans les conseils d’administration des hôpitaux, des universités ou de la police ; 3. il leur arrive de témoigner, devant des commissions parlementaires, de l’inutilité d’« actes » proposés par des professions et requis par le public.

  1. La récupération par l’autocritique

L’idée que les professionnels ont un droit à servir le public est ainsi d’origine très récente. Leur lutte pour établir et légitimer leur droit corporatif devient l’une des menaces les plus lourdes contre notre société.

  1. La récupération par l’auto-investiture

  2. La récupération par l’auto-investiture     La deuxième stratégie vise à organiser et coordonner les prestations des professionnels afin de couvrir tous les aspects des problèmes humains. A cet effet, l’on emprunte des idées à l’analyse systémique et à la recherche opérationnelle, en vue de fournir des solutions à la fois plus nationales et plus exhaustives

  3. La récupération par l’auto-investiture

dans la pratique, on a pu le voir au Canada. Il y a quatre ans, le ministre de la Santé lança une campagne pour convaincre le public que l’augmentation des dépenses médicales n’abaisserait nullement les taux de maladie et de mortalité. Il souligna que les décès prématurés résultaient de trois causes majeures : les accidents, principalement les accidents de la route ; les affections cardiaques et le cancer du poumon, contre lesquels les médecins sont notoirement impuissants ; le suicide ou le meurtre, phénomènes échappant à la sphère médicale. Le ministre préconisa la recherche de méthodes nouvelles pour aborder les questions de santé, jointe à une réduction des dépenses médicales. Le devoir de protéger, fortifier ou consoler ceux dont le style de vie et l’environnement destructeurs typiques du Canada contemporain ont altéré la santé fut alors récupéré par maintes professions, anciennes ou nouvelles. Les architectes découvrirent qu’ils avaient mission d’améliorer la santé des Canadiens ; la nécessaire surveillance des chiens errants – qui sont une source d’accidents – fit agréer de nouveaux spécialistes ès fourrière. L’organisme des Canadiens fut soumis aux nouveaux biocrates comme il ne l’avait jamais été aux anciens thérapeutes. Le slogan « Mieux vaut dépenser de l’argent pour rester bien portant que payer le médecin quand on est malade » n’était en fait – on le voit bien aujourd’hui – que la devise de chapelles cherchant à canaliser à leur bénéfice l’argent des nouveaux prosélytes

  1. La récupération par l’auto-investiture

La pratique de la médecine aux États-Unis illustre une dynamique similaire. La mise en place d’un système coordonné de soins de santé a englouti des sommes énormes sans se révéler particulièrement efficace. En 1950, le travailleur américain y consacrait annuellement l’équivalent de deux semaines de salaire. En 1976, la proportion avait atteint cinq à sept semaines de salaire : lorsque l’on achète une Ford neuve, l’on paie plus pour l’hygiène des ouvriers que pour le métal que contient le véhicule. Or, en dépit de tous ces efforts, de toutes ces dépenses, l’espérance de vie de la population mâle adulte ne s’est pas sensiblement élevée depuis cent ans. Elle est plus basse que dans maints pays pauvres et, depuis vingt ans, elle n’a cessé de s’abaisser, lentement, mais régulièrement. Là où l’on a assisté à un recul des maladies, celui-ci est principalement imputable à l’adoption d’un style de vie plus sain, particulièrement sous le rapport de la nutrition.

  1. La récupération par l’auto-investiture

Dans une faible mesure, les vaccinations et des actes simples tels que l’administration automatique d’antibiotiques, la prescription de contraceptifs ou l’interruption de grossesse par la méthode de l’aspiration ont contribué au recul de certaines affections. Mais de tels actes ne postulent pas la nécessité d’une intervention professionnelle.

  1. La récupération par l’auto-investiture

maints médecins « radicaux » préconisent précisément une biocratie toujours plus vaste. Il leur échappe apparemment que vouloir « résoudre les problèmes » des gens plus rationnellement revient à agir à leur place, à les spolier de la décision – même si c’est pour atteindre une égalité compensatoire.

  1. La récupération par la professionnalisation du client

  2. La récupération par la professionnalisation du client     La troisième stratégie pour assurer la survie des professions dominatrices est le plus récent radicalisme en vogue

  3. La récupération par la professionnalisation du client

Rien qu’aux États-Unis, quelque 2 700 ouvrages ont paru depuis 1965 pour vous apprendre à être votre propre patient – afin de ne rendre visite au médecin que quand cela en vaut la peine pour lui. Certains ouvrages préconisent une formation à l’automédication, couronnée par un examen : après quoi seulement les heureux lauréats auront licence d’acheter de l’aspirine et de l’administrer à leurs enfants. D’autres proposent que les patients professionnalisés bénéficient de tarifs préférentiels dans les hôpitaux et d’une diminution de leurs cotisations d’assurance maladie. Ne pourront accoucher chez elles que les femmes dûment accréditées – leur « professionnalisation » permettant, s’il y a lieu, de les poursuivre pour fautes ou négligences obstétricales. Une de ces propositions « radicales » consistait à placer une telle habilitation non plus sous des auspices médicaux, mais féministes.

  1. La récupération par la professionnalisation du client

Le rêve professionnel d’enraciner profondément chaque hiérarchie de besoins revêt les couleurs de l’auto-assistance. Pour l’instant, les promoteurs en sont la nouvelle tribu des experts en auto-assistance, qui est venue remplacer les spécialistes du développement des années soixante. Leur objectif, c’est la professionnalisation universelle des clients

  1. La récupération par la professionnalisation du client

Les experts américains de la construction qui, l’automne dernier, ont envahi Mexico, illustrent la nouvelle croisade. Il y a environ deux ans, un professeur d’architecture de Boston est venu passer ses vacances au Mexique. Un Mexicain de mes amis l’a emmené voir la nouvelle ville qui, en douze ans, s’est développée au-delà de l’aéroport de Mexico. Cette agglomération, qui a débuté par quelques cabanes, s’est progressivement étendue au point de compter trois fois plus d’habitants que Cambridge, Massachusetts. Mon ami, étant lui-même architecte, voulait montrer au visiteur des milliers d’exemples d’ingéniosité paysanne : l’organisation, les structures, le réemploi des matériaux de rebut, rien de tout cela ne se trouvait dans les manuels, tout était spontané. Son confrère prit des centaines de bobines de pellicule. Quoi de plus naturel ? Des amateurs, des non qualifiés, avaient édifié, faisaient fonctionner une agglomération de « taudis » forte de deux millions d’habitants. Les photos furent dûment analysées à Cambridge ; et, à la fin de l’année, des spécialistes américains tout frais émoulus des cours d’« architecture des communautés » s’employaient à apprendre aux gens de Ciudad Netzahualcoyotl quels sont leurs problèmes, leurs besoins et les solutions « adéquates ».

5 L’ethos post-professionnel

L’inverse du besoin et de la pauvreté professionnellement avérés est la subsistance moderne. Le terme « économie de subsistance » est appliqué, en ethnologie, à la forme de survie d’un groupe, en soi marginale par rapport à la dépendance envers le marché, et dans laquelle les gens fabriquent ce qu’ils utilisent au moyen d’outils traditionnels et au sein d’une organisation sociale souvent héritée telle quelle

5 L’ethos post-professionnel

Dans le langage courant, cependant, l’« économie de subsistance » évoque une culture qui organise l’impuissance, engendre les illusions et favorise l’élite. Sahlins a bien montré que la seule société dans laquelle l’espace, le temps et l’autonomie s’épuisent dans la lutte pour la survie est la société industrielle

5 L’ethos post-professionnel

Je propose toutefois, non sans hésitation, de récupérer le terme en parlant de « subsistance moderne ». Appelons « subsistance moderne » le mode de vie dans une économie post-industrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier chef, à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables par les fabricants professionnels de besoins. Ces outils, j’en ai parlé ailleurs(2) en proposant le terme d’« outil convivial » pour tout instrument conçu en vue de produire des valeurs d’usage. J’ai montré que l’inverse de la pauvreté modernisée progressive est l’austérité conviviale résultant d’une démarche politique protégeant l’égalité de l’exercice de la liberté dans l’emploi de tels outils.

5 L’ethos post-professionnel

Dans une société industrielle, les individus sont formés à une spécialisation poussée. Ils sont rendus impuissants à modeler ou à satisfaire leurs propres besoins. Ils dépendent des marchandises « prescrites » à leur intention. Le droit au diagnostic du besoin, à la prescription de la thérapie et – de manière générale – à la distribution des biens, prédomine dans l’éthique, la politique et la législation.

5 L’ethos post-professionnel

La primauté donnée au droit d’avoir des besoins imputés réduit les libertés d’apprendre, ou de guérir, ou de se déplacer par soi-même, à l’état de fragiles luxes. Pourtant, dans une société conviviale, c’est l’inverse qui serait vrai.

5 L’ethos post-professionnel

La protection de l’équité dans l’exercice des libertés individuelles est la préoccupation dominante d’une société fondée sur la technologie radicale, où la science et la technique servent à créer plus efficacement des valeurs d’usage. Il est évident qu’une liberté aussi équitablement répartie n’aurait aucun sens si elle n’était pas fondée sur le droit à un accès égal aux matières premières, aux outils et aux procédés. L’alimentation, le carburant, l’air pur ou l’espace vital ne peuvent pas être distribués plus efficacement que les outils ou les postes de travail s’ils ne sont pas rationnés sans considération des besoins imputés, c’est-à-dire jusqu’à un plafond égal pour tous, jeunes ou vieux, infirme ou président. Une société fondée sur l’emploi moderne et efficace des libertés productives ne peut exister si l’exercice de ces libertés-là n’est pas limité de façon égale pour tous.

Note

👉 La liberté n’a de sens que si elle est équitablement répartie. Autrement dit, la liberté d’un riche à consommer dix fois plus d’énergie, d’espace, de soins ou de technologie que les autres n’est pas une liberté légitime, mais une inégalité masquée. 👉 On ne peut pas parler d’égalité si certains ont plus de droits d’accès que d’autres aux biens communs essentiels : énergie, sol, air, eau, moyens de production. --- Illich affirme qu’il faut fixer une limite supérieure (un “plafond”) de consommation et d’accès aux ressources, identique pour tous, quelle que soit la fonction ou le statut social. > 👉 Cela va à l’encontre du modèle économique dominant, où l’idée est plutôt : “Chacun consomme selon ses moyens ou ses mérites.” Ce qu’il dénonce ici, c’est le mythe de la liberté individuelle dans une société de consommation, où les moyens d’exercer cette liberté sont inégalement répartis dès le départ.

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