Livre anthropologique sur les peuples sans État

Highlights

Zomia ou l’art de ne pas être gouverné

L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.Pierre Clastres, La Société contre l’État

La dernière enclosure

Seul l’État moderne – à la fois dans sa forme coloniale et dans sa forme indépendante – a eu les ressources pour mettre en œuvre un projet de domination dont son ancêtre précolonial ne pouvait que rêver : en l’occurrence, mettre au pas des espaces et des populations échappant encore à son influence. Ce projet, dans son acception la plus large, représente le dernier grand mouvement d’enclosure en Asie du Sud-Est. Il a été poursuivi, certes maladroitement et malgré des contretemps, avec constance au moins tout au long du siècle passé. Les gouvernements, qu’ils soient coloniaux ou indépendants, communistes ou néolibéraux, populistes ou autoritaires, y ont pleinement souscrit. La poursuite tête baissée de cet objectif par des régimes n’ayant sinon rien en commun les uns avec les autres suggère que de tels projets de normalisation administrative, économique et culturelle sont intrinsèquement liés à l’architecture de l’État moderne lui-même.

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Envisagé depuis le cœur de l’État, ce mouvement d’enclosure constitue en partie un effort pour intégrer les populations, les terres et les ressources de la périphérie, et leur conférer de la valeur afin qu’elles deviennent, pour utiliser le terme français, rentables en contribuant de manière attestée au produit national brut et au commerce extérieur.

Note

Le but du capitalisme est de tout comptabiliser et ainsi de tout coloniser de son idéologie

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L’objectif a moins été de les rendre productives que de s’assurer que leur activité économique était « lisible », imposable, évaluable et confiscable ou, faute d’y parvenir, de remplacer cette activité par des formes de production qui l’étaient. Partout où ils le purent, les États ont obligé les cultivateurs mobiles pratiquant l’agriculture sur abattis-brûlis à se sédentariser dans des villages permanents. Ils ont tenté de remplacer la propriété collective et l’exploitation commune ouverte des terres par une copropriété fermée – les fermes collectives mais surtout la propriété privée inaliénable de l’économie libérale. Ils se sont emparés des ressources en bois et minerais au nom du patrimoine national. Ils ont encouragé, chaque fois que c’était possible, une agriculture de plantation axée sur la monoculture et permettant de maximiser les profits en lieu et place des formes agricoles plus diverses qui prévalaient auparavant. Le terme d’enclosure semble parfaitement approprié pour définir ce processus imitant les enclosures anglaises qui, à partir de 1761 et pendant un siècle, absorbèrent la moitié des terres arables communes de l’Angleterre au profit d’une production privée, commerciale et à grande échelle.

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Ce que nous savons des États classiques tels que l’Égypte, la Grèce et Rome, tout autant que des premiers États khmers, thaïs et birmans, suggère que la plupart de leurs sujets – esclaves, captifs et leurs descendants – étaient statutairement non libres.

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Mais si ces centres étatiques étaient minuscules, ils disposaient d’un avantage stratégique et militaire singulier : leur capacité à concentrer en un seul lieu la main-d’œuvre et les ressources alimentaires. La clé résidait dans la riziculture irriguée sur champs permanents 10. Forme politique inédite, l’État-rizière était un regroupement de populations auparavant sans État. Certains sujets étaient sans aucun doute attirés par les opportunités qu’offraient ces centres et les perspectives qu’ils ouvraient en matière commerciale, synonymes de prospérité et d’amélioration du statut, tandis que d’autres, certainement la majorité, étaient des prisonniers et des esclaves capturés lors de guerres ou achetés à des trafiquants d’esclaves. La vaste périphérie « barbare » de ces petits États était une ressource vitale pour au moins deux raisons. Premièrement, elle constituait la source de centaines de marchandises et de produits forestiers importants nécessaires à la prospérité de l’État-rizière, et deuxièmement, elle était la source de la marchandise la plus importante en circulation : les captifs, qui formaient le fonds de roulement de tout État fonctionnant avec succès. 

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La gigantesque périphérie non gouvernée entourant ces États minuscules représentait également un défi et une menace. Elle abritait des populations fugitives et mobiles dont les modes de subsistance – cueillette, chasse, agriculture itinérante, pêche et pastoralisme – étaient fondamentalement inappropriables par l’État

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La diversité, la fluidité et la mobilité mêmes de leurs moyens d’existence signifiaient que, pour un État agraire adapté à une agriculture sédentaire, ces régions ingouvernées et leurs populations étaient stériles sur le plan fiscal. Excepté lorsqu’elles souhaitaient commercer avec les basses terres, une autre raison explique que leur production restait hors de portée de l’État. Alors que les premiers États étaient presque partout la créature de plaines et de plateaux arables, la majeure partie de la population non gouvernée, plus nombreuse, vivait – depuis la perspective étatique – sur un terrain géographiquement difficile : montagnes, marais, marécages, steppes arides et déserts

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Même si, et c’était rarement le cas, leurs produits pouvaient en principe être l’objet d’une appropriation, les populations périphériques s’avéraient dans les faits hors d’atteinte en raison de leur dispersion et des difficultés de transport.

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Même si c’était rare – et mémorable, comme dans le cas des Mongols, des Huns et de l’armée conquérante d’Osman –, un peuple pastoral militarisé pouvait envahir l’État et le détruire, ou régner à sa place. Les peuples sans État préféraient généralement attaquer et dévaliser les villages de communautés agricoles sédentaires soumises à l’État, leur extorquant parfois, à la manière des États, un tribut systématique. De la même manière que les États encourageaient une agriculture sédentaire pour « se faire de l’argent facile », les auteurs de ces razzias les considéraient également comme d’excellents sites d’appropriation.

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Sur le long terme, la menace principale de la périphérie non gouvernée résidait cependant dans le fait qu’elle représentait une tentation constante et une alternative permanente à la vie à l’intérieur de l’État

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’une bonne partie sinon la majorité de la population des premiers États n’était pas libre ; les sujets vivaient sous la contrainte.

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il était très courant que les sujets de l’État s’enfuient. Vivre à l’intérieur de l’État était, quasiment par définition, synonyme de taxes, de conscription, de travaux forcés, et, pour la plupart des sujets, de servitude ; ces conditions constituaient le cœur des atouts stratégiques et militaires de l’État

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À l’époque prémoderne, la promiscuité, les animaux domestiques et la très grande dépendance vis-à-vis d’une seule variété de céréales n’étaient pas sans conséquences sur la santé des hommes et sur la qualité des récoltes ; les famines et les épidémies étaient monnaie courante

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, les premiers États étaient aussi des machines à faire la guerre qui provoquaient de ce fait des hémorragies de sujets fuyant la conscription, l’invasion et les pillages

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Une fois admise la possibilité que les « barbares » ne sont pas simplement « là » comme un reliquat mais pourraient bien avoir choisi leur localisation, leurs pratiques de subsistance et leur structure sociale afin de conserver leur autonomie, l’histoire civilisationnelle habituelle, celle de l’évolution sociale, s’effondre. 

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 séquence temporelle et civilisationnelle cueillette, agriculture sur abattis-brûlis, agriculture céréalière sédentaire, et enfin riziculture irriguée, ainsi que sa quasi-jumelle, la séquence allant des groupes vagabonds des forêts aux petits campements, aux hameaux, aux villages, aux villes, et enfin aux centres monarchiques, sont au fondement du sentiment de supériorité des États des vallées.

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Et si, sur un temps très long, de nombreux groupes s’étaient stratégiquement déplacés parmi ces options pour adopter des formes censément plus « primitives » dans le but de tenir l’État à distance ? 

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 À cette aune, le discours civilisationnel des États des vallées – et non de quelques théoriciens antérieurs de l’évolution sociale – n’est rien d’autre qu’une manière, qui se donne beaucoup d’airs, de confondre le statut de sujet de l’État avec la civilisation, et celui des peuples autonomes avec le primitivisme.

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. Il y a mille ans de cela, la plupart des gens vivaient à l’extérieur des structures étatiques, dans des empires peu structurés ou dans des situations de souveraineté fragmentée 12. Aujourd’hui, cette option disparaît à grande vitesse

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L’agriculture sur champs permanents a en effet fait l’objet d’une intense promotion de la part de l’État et est, d’un point de vue historique, au fondement de sa puissance. À son tour, l’agriculture sédentaire conduit aux droits de propriété sur la terre, à l’entreprise familiale patriarcale, et à un accent mis – et également encouragé par l’État – sur les grandes familles. L’agriculture céréalière est à cet égard intrinsèquement expansionniste : elle génère, lorsqu’elle n’est pas mise en échec par les maladies ou la famine, une population en surplus qui se voit obligée de partir et de coloniser de nouvelles terres

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à la fin du XVIIIe siècle, les peuples sans État, bien qu’ils ne constituassent plus la majorité de la population mondiale, occupaient encore la plus grande partie des terres de la planète – régions forestières, zones montagneuses accidentées, steppes, déserts, régions polaires, marais et zones reculées et inaccessibles. De telles régions offraient encore un refuge potentiel pour ceux qui avaient quelque raison de fuir l’État.

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Si l’on se fie à la perspective que nous avons adoptée ici, les populations furent éloignées en masse, et par la force, des lieux où leur production et leur travail s’avéraient illisibles et ne pouvaient faire l’objet d’une appropriation par l’État, et furent réinstallées dans des colonies et des plantations où elles pouvaient être affectées au développement de productions à rentabilité immédiate (thé, coton, sucre, indigo, café), capables de contribuer aux bénéfices des propriétaires terriens et à la puissance fiscale de l’État 16.

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Cette première étape de l’enclosure nécessitait des formes de capture et d’asservissement destinées à les transplanter depuis des espaces non étatiques où elles étaient en général plus autonomes (et prospères !) vers des lieux où leur travail pouvait faire l’objet d’un processus d’appropriation.

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Les deux étapes finales de ce mouvement d’enclosure massif se déroulèrent, dans le cas de l’Europe, au XIXe siècle, et dans le cas de l’Asie du Sud-Est, en grande partie au XXe siècle

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Au cours de cette dernière période, l’enclosure n’a pas tant signifié le déplacement de populations des zones non étatiques vers des régions où s’exerce le contrôle de l’État, que la colonisation de la périphérie elle-même et sa transformation en une zone entièrement gouvernée et fiscalement fertile

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La logique immanente de l’enclosure, qui n’a toujours eu que peu de chances d’être pleinement mise en œuvre, est l’élimination complète des espaces non étatiques.

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Ce projet véritablement impérial, qui ne fut rendu possible que par les technologies d’abolition de la distance (routes praticables en toutes saisons, ponts, chemins de fer, avions, armes modernes, télégraphe, téléphone, et désormais technologies de l’information modernes incluant les systèmes de géolocalisation), est si novateur et sa dynamique tellement différente que l’analyse que je développe ici ne saurait s’appliquer à l’Asie du Sud-Est pour la période postérieure à, disons, 1950

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Au cours du siècle passé, l’hégémonie de l’État-nation en tant qu’unité presque exclusive de la souveraineté s’est révélée profondément hostile aux peuples sans État. Le pouvoir d’État, dans cette conception, renvoie au monopole étatique de la violence légitime qui doit, en principe, s’étendre pleinement jusqu’aux limites mêmes du territoire étatique, là où ce dernier rencontre, à nouveau en principe, un autre pouvoir souverain étendant son autorité jusqu’à sa propre frontière adjacente. Envolées, en principe, les vastes zones de non-souveraineté, ou les souverainetés faibles s’annulant réciproquement. Envolées aussi, bien sûr, les populations ne vivant sous aucune souveraineté particulière. Dans les faits, la plupart des États-nations ont tenté, dans la mesure du possible, de traduire concrètement cette vision en établissant des postes frontières armés, en rapprochant les populations loyales des frontières et en réimplantant ou en repoussant les populations « déloyales », en défrichant et en affectant les terres frontalières à l’agriculture sédentaire, en construisant des routes conduisant aux frontières, et en enregistrant, jusqu’à maintenant, les populations fugitives

Le Royaume de la grande montagne, la « Zomia » ou la périphérie de l’Asie du Sud-Est continentale

L’un des plus grands espaces encore non étatique, sinon le plus grand, est cette vaste étendue de hautes terres que l’on a appelée massif du Sud-Est asiatique et, plus récemment, la Zomia 23. Cet immense espace montagneux situé à la périphérie de l’Asie du Sud-Est continentale, de la Chine, de l’Inde et du Bangladesh s’étend sur environ 2,5 millions de kilomètres carrés – un territoire ayant à peu près la superficie de l’Europe

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Située à des altitudes allant de 200 ou 300 mètres au-dessus du niveau de la mer à 4 000 mètres, la Zomia pourrait être considérée comme des Appalaches du Sud-Est asiatique, si ce n’est qu’elle traverse huit États-nations. S’il fallait procéder par analogie, il serait plus convaincant de la comparer à la Suisse 

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La Zomia pourrait ne pas atteindre la prodigieuse diversité culturelle de la Nouvelle-Guinée, qui est profondément éclatée, mais sa mosaïque ethnique et linguistique complexe a constitué une énigme déroutante pour les ethnographes et les historiens, sans parler des prétendus gouvernants. Les recherches menées sur la région ont été aussi fragmentées et isolées que semblait l’être le terrain lui-même 33.

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La relative disponibilité des ressources forestières et une terre dégagée – bien qu’escarpée – ont également permis des pratiques de subsistance bien plus diverses que dans les vallées, où prévaut la plupart du temps la riziculture irriguée. L’agriculture sur abattis-brûlis, qui nécessite plus de terres et qui impose de défricher de nouveaux champs et de déplacer occasionnellement les sites d’exploitation, est bien plus habituelle dans les collines.

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En règle générale, la structure sociale dans les collines est à la fois plus flexible et plus égalitaire que dans les sociétés des vallées, hiérarchiques et codifiées

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Les premiers fonctionnaires coloniaux, dressant un inventaire de leurs nouvelles possessions dans les collines, étaient désarçonnés par le fait de rencontrer des hameaux regroupant plusieurs « populations » vivant côte à côte : des gens des collines qui parlaient trois ou quatre langues, ainsi que des individus, comme des groupes, dont l’identité ethnique avait muté, parfois en l’espace d’une seule génération

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Ce qui fait de la Zomia une région ne réside donc pas tant dans une unité politique, qui lui fait cruellement défaut, mais dans des formes comparables de divers types d’agriculture collinéenne, dans la dispersion et la mobilité, et dans un égalitarisme brouillon incluant – cela n’est pas accessoire – un statut relativement plus élevé pour les femmes que dans les vallées 37.

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les populations des collines de la Zomia ont activement résisté à l’incorporation au sein de la structure de l’État classique, de l’État colonial et de l’État-nation indépendant. Au-delà du simple fait de tirer parti de son isolement géographique par rapport aux centres du pouvoir étatique, une bonne partie de la Zomia a « résisté aux projets de construction nationale et de formation étatique des États dont elle relevait 40 ». Cette résistance devint particulièrement manifeste après la création d’États indépendants aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Zomia devint le théâtre de mouvements sécessionnistes, de luttes pour la défense des droits des indigènes, de rébellions millénaristes, de campagnes régionalistes et d’opposition armée aux États des basses terres. Mais cette résistance a des racines plus profondes. À l’époque précoloniale, la résistance peut être repérée dans le refus des configurations imposées par les basses terres, et dans la fuite de cultivateurs des basses terres cherchant refuge dans les collines.

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Au cours de l’ère coloniale, l’autonomie des collines fut, politiquement et culturellement, garantie par les Européens, pour qui une zone montagneuse administrée séparément constituait un atout de poids contre les majorités des basses terres qui nourrissaient un grand ressentiment contre la domination coloniale. Un effet de cette politique classique du diviser-pour-mieux-régner est que les peuples des collines, à quelques exceptions près, jouèrent généralement un rôle très mineur, ou ne jouèrent absolument aucun rôle – ou un rôle antagoniste – dans les mouvements anticolonialistes.

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Les chercheurs travaillant sur l’Asie du Sud-Est n’ont pas cessé d’être frappés par les limites sévères que le terrain – particulièrement l’altitude – a imposées à l’influence culturelle ou politique

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Les sociétés des collines sont en règle générale systématiquement différentes des sociétés des vallées. Les populations collinéennes ont ainsi tendance à être animistes – ou, au XXe siècle, chrétiennes – contrairement aux populations des basses terres et à leur « grande tradition » de religion du salut (bouddhisme et islam en particulier)

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Là où, comme cela se produit à l’occasion, elles en viennent à embrasser la « religion mondiale » de leurs voisines des vallées, elles ont toutes les chances de le faire avec un degré d’hétérodoxie et une ferveur millénariste davantage perçus comme menaçants que rassurants par les élites des vallées

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Les sociétés des collines produisent un surplus mais n’utilisent pas ce surplus pour soutenir des rois et des religieux. L’absence d’institutions religieuses et politiques conséquentes et permanentes, susceptibles d’absorber ce surplus, aboutit à une pyramide sociologique qui s’avère plutôt plate et localisée quand on la compare à celle des sociétés des vallées

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Si les distinctions de statut et de fortune abondent dans les collines comme dans les vallées, dans ces dernières, elles tendent à être supralocales et durables, alors que dans les collines, elles s’avèrent à la fois instables et géographiquement limitées.

Zones-refuge

la zone d’influence de l’État chinois se développant, les populations alors concernées par cette expansion étaient soit absorbées (devenant en temps voulu des Han), soit partaient, souvent après une révolte ayant échoué. Celles qui partaient devenaient, au moins pour un temps, des sociétés distinctes dont on pouvait dire qu’elles s’étaient « automarginalisées » en migrant 50. Le processus se répétant sans cesse, des zones-refuge complexes sur le plan culturel firent leur apparition dans l’arrière-pays étatique. « L’histoire des divers peuples sans État de cette région » peut, selon Fiskesjö, être écrite comme l’histoire d’un croisement entre ceux qui vivaient depuis longtemps dans les collines (par exemple les Wa) et ceux qui y trouvèrent refuge 

Zones-refuge

dans des régions non immédiatement soumises aux lois de l’État et donc relativement à l’abri des taxes, des travaux forcés, de la conscription, ainsi que des épidémies et des récoltes perdues fréquemment associées aux concentrations de populations et à la monoculture, de tels groupes trouvaient une liberté et une sécurité relatives. Ils y pratiquaient ce que j’appellerai une « agriculture d’évasion » : des formes de cultures destinées à se soustraire à l’appropriation étatique. Même leur structure sociale pourrait raisonnablement être désignée comme une structure sociale d’évasion dans la mesure où elle était destinée à favoriser la dispersion et l’autonomie, et à éviter une subordination politique.

Zones-refuge

Leur forte inclinaison à suivre des figures charismatiques qui apparaissent dans leurs rangs les rend capables d’un changement social presque instantané : sur ordre d’un prophète de confiance, ils peuvent abandonner leurs champs et leurs maisons pour rejoindre ou former une nouvelle communauté. Leur capacité à agir « sur-le-champ » représente l’élément crucial de cette structure sociale d’évasion

Zones-refuge

Au regard des avantages considérables, en termes de plasticité, offerts par l’oralité par rapport aux histoires et aux généalogies écrites, il est concevable d’envisager la perte de la littératie et des textes écrits comme une adaptation plus ou moins délibérée à la non-étaticité.

Vers une histoire anarchiste de l’Asie du Sud-Est continentale

pourquoi les histoires des États se sont immiscées avec autant de persistance à la place qui aurait pu être occupée par une histoire des populations, mérite réflexion. La raison, me semble-t-il, est que les centres étatiques – y compris les États classiques de type indien, fragiles et évanescents – sont les unités politiques qui laissent la quantité la plus dense d’éléments de preuve matériels. Il en va de même des implantations agricoles sédentaires, caractéristiques des centres étatiques

Vers une histoire anarchiste de l’Asie du Sud-Est continentale

Plus vous laissez de restes, plus grande est votre place dans l’histoire ! Les sociétés plus éparpillées, mobiles et égalitaires, en dépit de leur degré de sophistication et de leurs réseaux commerciaux, et bien qu’étant souvent plus densément peuplées, sont relativement invisibles dans les registres de l’histoire, car leurs débris sont répandus sur un rayon bien plus vast

Vers une histoire anarchiste de l’Asie du Sud-Est continentale

Qui plus est, les histoires des États classiques ont été exploitées et déformées dans le but d’identifier une protonation et un protonationalisme pouvant être d’une quelconque utilité contre les ennemis du moment, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur des frontières.

Vers une histoire anarchiste de l’Asie du Sud-Est continentale

De tels récits servent, comme Walter Benjamin l’a rappelé, à donner une apparence de naturel à la progression et à la nécessité de l’État en général, et de l’État-nation en particulier 81.

Conclusion

De nos jours, c’est en s’attelant à la redoutable tâche qui consiste à dompter le Léviathan que l’on garantit l’avenir de la liberté – non en le fuyant

Conclusion

Alors que nous vivons dans un monde dont toute la surface est occupée et qui est doté de modèles institutionnels de plus en plus standardisés dont les deux principaux sont les modèles nord-atlantiques de la propriété individuelle et de l’État-nation, nous luttons contre les énormes disparités de richesse et de pouvoir générées par le premier, et contre les intrusions régulatrices croissantes du second dans nos vies désormais interdépendantes.

Conclusion

le seul instrument, bien fragile, dont on dispose pour apprivoiser le Léviathan est un autre modèle nord-atlantique d’origine grecque : la démocratie représentative.

Conclusion

Par opposition, le monde dont il est question dans les pages qui précèdent est un monde dans lequel l’État n’est pas encore parvenu à tout balayer sur son passage, comme c’est le cas aujourd’hui

Conclusion

En simplifiant beaucoup, on peut distinguer quatre époques : 1) une époque sans État (de loin la plus longue) ; 2) une époque de petits États entourés de vastes périphéries non étatiques aisément accessibles ; 3) une période au cours de laquelle ces périphéries se sont trouvées réduites et directement menacées par l’expansion de la puissance de l’État ; et, finalement, 4) une ère qui voit l’« espace administré » se confondre avec pratiquement toute la surface du globe

Conclusion

la région frontalière de hautes terres que nous avons choisi d’appeler la Zomia est l’une des plus anciennes et des plus vastes zones-refuge du monde ; elle abrite des populations qui vivent à l’ombre des États mais qui n’ont pas encore été pleinement incorporées par ces derniers. Au cours du dernier demi-siècle, cependant, la combinaison de prouesses technologiques et d’ambitions souveraines a compromis à un tel degré la relative autonomie dont jouissaient les populations de la Zomia que les analyses qui précèdent ne peuvent guère s’appliquer à la situation qui prévaut depuis la Seconde Guerre mondiale. Depuis cette date, la Zomia a en effet été le théâtre d’un transfert massif – parfois organisé, parfois spontané – de populations han, kinh, thaïes et birmanes depuis les basses terres vers les collines. Là, elles servent plusieurs objectifs : celui, d’abord, consistant à installer dans les zones de confins une population dont on peut présumer la loyauté ; celui, ensuite, consistant à exporter une part du produit de l’agriculture tout en réduisant la pression démographique des vallées. De ce point de vue, il s’agit d’une stratégie consciente d’encerclement et d’absorption progressive 845.

Conclusion

les collines accueillirent un nombre croissant de sujets qui fuyaient les royaumes des vallées pour des raisons directement liées au processus de construction de l’État (travaux forcés, impôts, conscription, guerres, luttes de succession, dissidence religieuse). Il pouvait aussi arriver qu’une population se retrouve dépourvue d’État lorsqu’une guerre, des mauvaises récoltes ou une épidémie provoquait l’effondrement de ce dernier ou poussait ses sujets à rechercher leur salut ailleurs. S’il était possible d’observer ces différentes vagues migratoires en accéléré, le résultat ressemblerait à une partie d’auto-tamponneuses effrénée, l’onde de choc de chaque nouvel afflux démographique se répercutant sur les vagues migratoires précédentes, dont les membres adoptaient une posture défensive ou se déplaçaient à leur tour vers des territoires habités par des populations arrivées avant eux. C’est ce processus qui a donné naissance aux « zones de morcellement » et qui explique en grande partie le patchwork vertigineux d’identités et d’habitats en perpétuelle évolution que l’on trouve dans les collines.

Conclusion

On considère désormais que le nomadisme pastoral représente un processus d’adaptation secondaire de la part de populations qui souhaitaient abandonner l’État agraire tout en tirant avantage des opportunités commerciales et des possibilités de pillage. Il en va de même pour la culture sur brûlis : comme le pastoralisme, elle contribue à disperser les populations et elle est dépourvue de tout « centre névralgique » – place que pourrait occuper un État. La nature « furtive » de ses productions agricoles déjoue les tentatives d’appropriation

Conclusion

Établies sur des sites reculés, dotées de portefeuilles d’identités culturelles et linguistiques complexes, disposant d’un large éventail de pratiques de subsistance, capables de se scinder et de se disperser comme les tribus « méduses » du Moyen-Orient, et de créer, en puisant notamment dans les cosmologies des vallées, des vocations résistantes en un clin d’œil, les sociétés des collines semblent avoir été conçues pour devenir le pire cauchemar des bâtisseurs d’État et des administrateurs coloniaux

Conclusion

Du point de vue de l’analyse, il faut revenir aux unités élémentaires qui composent ces sociétés : le hameau, le segment lignager, la famille nucléaire, le petit groupe de cultivateurs. 

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

le travail servile était au cœur de la construction de l’État – comme ce fut le cas dans le Nouveau Monde, en Russie et dans les mondes romain et islamique –

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

Outre le fait d’avoir élu domicile dans des lieux éloignés et difficiles d’accès situés sur les marges des États, il y a de fortes chances pour que les populations en question aient adopté des pratiques de subsistance qui maximisent la dispersion, la mobilité et la résistance à l’appropriation. Il est aussi probable que leurs structures sociales favorisent la dispersion ainsi que les processus de scission et de reconfiguration, ce qui permet à ces populations de se présenter au monde extérieur comme des entités informes offrant peu de prise institutionnelle aux projets d’autorité centralisée.

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

Enfin, la plupart, sinon tous les groupes habitant l’espace extra-étatique paraissent farouchement attachés à des traditions d’égalitarisme et d’autonomie – tant au niveau du village qu’à celui de la cellule familiale – qui s’opposent de façon efficace à la tyrannie et aux hiérarchies permanentes.

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

La majorité des peuples établis dans les collines semblent avoir constitué un répertoire très large de techniques permettant d’échapper à l’assimilation par l’État, tout en tirant avantage des opportunités économiques et culturelles qu’offrait sa proximité. Ce répertoire repose en partie sur le caractère fluctuant et ambigu des identités qu’ils sont susceptibles d’adopter au fil du temps. 

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

L’une des propriétés des zones de morcellement situées dans les interstices séparant des systèmes étatiques instables est peut-être de valoriser l’adaptabilité des identités. La plupart des systèmes culturels collinéens ont, si l’on peut dire, leurs valises déjà prêtes pour tout voyage à travers l’espace géographique et/ou identitaire. Leur vaste répertoire d’affiliations linguistiques et ethniques, leur capacité à se réinventer sous l’influence des prophétismes, leurs généalogies brèves et/ou orales, ainsi que leur prédisposition à la fragmentation sont autant d’éléments qui entrent dans la composition de leur sac de voyage.

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

ces peuples disposent d’histoires multiples qu’ils peuvent déployer une à une ou de façon combinée, selon les circonstances. Ils peuvent ainsi produire des généalogies longues et élaborées, comme dans le cas des Akha et des Kachin, ou brèves, comme le font les Lisu et les Karènes, qui tendent à euphémiser l’histoire de leurs migrations. Si ces populations semblent ne pas avoir d’histoire, c’est parce qu’elles ont appris à « voyager léger » et sans nécessairement savoir quel sera le terme de leur voyage, mais elles n’en sont pas pour autant hors du temps ou de l’histoire. À l’instar du colportage maritime ou des Tziganes, qui occupent les interstices des grandes routes commerciales et des États marchands, leur succès dépend de leur agilité. Il est dans leur intérêt de garder toutes leurs options disponibles, et le choix de leur histoire est l’une d’entre elles. Ils n’ont que l’histoire dont ils ont besoin.

Fuir l’État ou empêcher l’État : le global et le local

Les caractéristiques qui permettent aux sociétés des collines de se soustraire au processus d’assimilation – la dispersion, la mobilité, la complexité ethnique, l’organisation en petits groupes de cultivateurs sur brûlis et l’égalitarisme – favorisent la division et constituent des obstacles de taille pour l’organisation institutionnelle et l’action collective. Paradoxalement, les ressources d’une telle coopération ne peuvent émaner que des basses terres, où les hiérarchies sociales et la cosmologie qui va avec sont tenues pour acquises.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

l’évitement de l’État est associé à des pratiques qui visent à prévenir tout processus interne de formation de l’État. C’est le cas des groupes relativement acéphales tels que les Akha, les Lahu, les Lisu et les Wa, qui disposent de fortes traditions d’égalité et de sanctions contre les hiérarchies permanentes. Les sociétés qui bloquent ainsi la formation de l’État ont certaines caractéristiques communes. Elles ont tendance à recourir à des alliances matrimoniales qui empêchent l’émergence de toute hiérarchisation des lignées ; leurs légendes servent souvent de mises en garde et il y est question de l’assassinat ou de l’expulsion de chefs trop autoritaires ; enfin, lorsque les inégalités sociales menacent de se pérenniser, il n’est pas rare que les villages et les lignées se divisent pour donner naissance à des groupes égalitaires de plus petite taille.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

De mémoire humaine, les fugitifs des vallées n’ont cessé d’alimenter la démographie des collines et les peuples des collines ont été assimilés par les sociétés des vallées. La ligne de démarcation entre les collines et les vallées demeure, en dépit de circulations massives et à double sens

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

pendant les périodes d’effondrement dynastique, de contraction économique, de guerre civile ou de banditisme, la communauté se referme de plus en plus sur elle-même, dans une réaction d’autodéfense. Ce retrait était gradué, selon Skinner : il débutait par une prise de distance par rapport aux normes communes, puis un isolement économique, et prenait enfin la forme d’une posture défensive sur le plan militaire. Les artisans spécialisés et les négociants rentraient chez eux, la spécialisation économique diminuait, on constituait des stocks de nourriture, on chassait les étrangers, on formait des sociétés chargées de garder les récoltes, on érigeait des palissades et on mettait sur pied des milices locales 855.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Lorsqu’elle ne pouvait recourir à l’exode ou à la révolte, la communauté réagissait ainsi à la présence d’une menace extérieure en faisant sécession sur le plan normatif, économique et militaire. Sans se déplacer, elle s’efforçait de créer un espace autonome, voire autarcique, en déclarant à toutes fins utiles son indépendance vis-à-vis de la société à laquelle elle appartenait, et ce aussi longtemps que le danger persistait

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Lorsque la menace s’estompait, la communauté s’ouvrait à nouveau, mais en ordre inversé : d’abord sur le plan militaire, puis sur le plan économique et, finalement, sur le plan normatif.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

les sociétés des hautes terres furent elles-mêmes créées par des vagues de migrants sécessionnistes, capables toutefois d’ajuster leur degré de sécession dans un sens ou dans un autre. De tels ajustements peuvent se faire dans des domaines auxquels la paysannerie n’avait que difficilement accès.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

La première de ces dimensions est l’emplacement de l’habitat : plus il était éloigné et élevé, plus ces sociétés se trouvaient loin des capitales, des raids esclavagistes et des percepteurs. Une deuxième dimension concerne l’échelle et la densité de cet habitat : plus il était épars et de taille réduite, moins il risquait d’attirer les esclavagistes et les États. Enfin, les peuples des collines pouvaient adapter leurs techniques de subsistance, chacune d’entre elles représentant une position particulière vis-à-vis des États, des hiérarchies et de l’assimilation politique.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Dans ce contexte, Hjorleifur Jonsson distingue trois stratégies vivrières : la chasse et la cueillette, la culture sur brûlis et l’agriculture permanente 856. La cueillette est à l’abri des tentatives d’appropriation et ne laisse guère de place aux inégalités sociales. La culture sur brûlis est elle aussi relativement protégée, même si elle peut générer un surplus et, parfois, un certain degré de hiérarchie interne qui reste toutefois temporaire 857. En revanche, l’agriculture permanente, et notamment la riziculture irriguée, n’est pas protégée des tentatives d’appropriation et des pillages, et elle est généralement associée aux habitats denses et aux hiérarchies sociales durables. Ces techniques pouvaient être combinées dans des proportions variées et ajustées au fil du temps, mais pour les Yao/Mien qui en décidaient, il était évident que chaque ajustement reflétait une option politique. La cueillette et la culture sur brûlis étaient toutes deux perçues par ceux qui les pratiquaient comme des formes de sécession politique vis-à-vis de l’État des basses terres, la cueillette étant la plus radicale des deux 858.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Les populations des hautes terres peuvent donc choisir parmi un grand nombre d’habitats et ont à leur disposition une vaste gamme de configurations sociales et agro-écologiques. Elles peuvent recourir à tout l’éventail d’options situées entre, d’un côté, la riziculture de plaine et la possibilité d’être amalgamées à la paysannerie d’État dans les vallées, et, de l’autre, la cueillette et la culture sur brûlis, des habitats de crête reculés, voire fortifiés, et une réputation de coupeurs de têtes. 

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

En temps de paix, en période d’expansion économique ou de soutien officiel à la sédentarisation, les communautés des collines ont plus de chances d’adopter l’agriculture sédentaire, de se rapprocher des centres étatiques, de chercher à nouer des liens commerciaux ou tributaires, et de se rapprocher des vallées sur le plan ethnique, linguistique et culturel. En temps de guerre, de troubles, de fiscalité écrasante et de raids esclavagistes, ces mêmes communautés empruntent la direction opposée et, selon toute vraisemblance, elles se développent sous l’afflux des réfugiés qui fuient les centres politiques.

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des peuples de cueilleurs et de nomades (et peut-être de cultivateurs sur brûlis) n’étaient nullement des groupes aborigènes ayant survécu à l’histoire mais plutôt le résultat d’un processus d’adaptation qui s’est déroulé à l’ombre des États

Les degrés de la sécession et de l’adaptation

Les peuples des collines sont ainsi plus adaptés à évoluer en tant que communautés libres dans un environnement politique constitué d’États qu’à bâtir eux-mêmes des États.

Malaise dans la civilisation

Pour justifier les nouveaux impôts dont leurs administrés étaient redevables, les administrateurs coloniaux français et britanniques expliquaient souvent que l’impôt était le prix à payer pour vivre dans une « société civilisée ». Ce tour de passe-passe rhétorique leur permettait d’entretenir trois illusions : ils supposaient que les administrés en question étaient « précivilisés » ; ils occultaient les réalités coloniales derrières les idéaux impériaux ; et par-dessus tout, ils confondaient la « civilisation » avec ce qui était en réalité un processus de construction étatique.

Malaise dans la civilisation

Le grand récit de la civilisation exige toujours un sauvage antagonique, un autre hors d’atteinte mais qui finira un jour soumis et assimilé. La civilisation hypothétique dont il est question – qu’elle soit française, han, birmane, kinh, britannique ou siamoise – se définit comme la négation de cet autre. C’est essentiellement pour cette raison que les tribus et l’ethnicité commencent là où la souveraineté et les impôts trouvent leur limite.

Malaise dans la civilisation

On comprend vite pourquoi ces fables civilisatrices, concoctées essentiellement dans le but de renforcer l’assurance et la cohésion de ceux qui en tiraient leur autorité, se révèlent peu convaincantes à la frontière des empires

Malaise dans la civilisation

les représentants de l’État-rizière avaient intérêt à décourager toute forme d’habitat, de pratique vivrière et d’organisation sociale susceptible de donner naissance à une géographie humaine peu propice à l’appropriation. Lorsqu’ils le pouvaient, ils interdisaient l’habitat dispersé, la cueillette, la culture sur brûlis et les migrations centripètes

Malaise dans la civilisation

On ne peut qu’être frappé par le fait que le paysage civilisé idéal est aussi celui qui est le mieux adapté à la construction de l’État, et qu’inversement le paysage agricole et humain qui résiste aux tentatives d’appropriation s’apparente à la barbarie. Il s’ensuit que les paramètres réels qui permettent de distinguer la civilisation de la barbarie ne sont guère autre chose que les codes agro-écologiques de l’accaparement des ressources par l’État.

Malaise dans la civilisation

comme nous avons eu maintes fois l’occasion de le voir, les caractéristiques qui valent à ces populations d’être stigmatisées sont précisément celles que cultive et perfectionne tout peuple cherchant à fuir l’État afin de préserver son autonomie. L’imaginaire des vallées est aveugle à sa propre histoire. Les peuples des collines ne sont pas « pré-quelque chose ». Bien au contraire, il est plus juste de les considérer comme des peuples « post-riziculture », « post-sédentaires », « post-sujets », et peut-être même « post-lettrés ». Dans la longue durée, ils incarnent un rejet délibéré de l’État dans un monde d’États auquel ils se sont adaptés tout en se tenant hors de leur atteinte.

Malaise dans la civilisation

remplacer « civilisé » par « sujet de l’État » et « non civilisé » par « non assujetti ».

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