La liberté, pour quoi faire ? - Georges Bernanos

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L’ESPRIT EUROPÉEN ET LE MONDE DES MACHINES

Les hommes se dupent les uns les autres, mais ils ne peuvent le faire longtemps à moins de se duper eux-mêmes ; cette duperie de soi-même est sans doute, au bout du compte, le mobile secret de leurs mensonges.

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Ainsi diminue chaque jour le nombre des hommes encore capables de bonne foi, c’est-à-dire capables de discerner en eux la mauvaise foi, ou seulement, hélas, de la rechercher, fût-ce en craignant de la rencontrer

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L’homme moyen se fiche absolument de l’humanité régénérée, mais il ne demande, au fond, qu’un prétexte à renier des libertés dont il ne veut plus courir le risque. Je dis que les imposteurs totalitaires ne se proposent rien d’autre que favoriser ce renoncement, cette démission de l’humanité moyenne

L’ESPRIT EUROPÉEN ET LE MONDE DES MACHINES

Je dis que les extravagances calculées d’une propagande qui ne cherche pas à convaincre mais à hébéter, entretiennent dans la masse ce scepticisme résigné

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les imposteurs totalitaires ne tiennent nullement à être crus, à donner aux masses, fût-ce par pur intérêt, le bienfait d’une croyance quelconque, mais à les dégoûter de toute croyance, et finalement de leur incrédulité même. Car les imposteurs ne s’y trompent pas, ils connaissent l’homme. Ils savent parfaitement que le refus de toute croyance ne saurait abolir le besoin de croire, qu’il finit, au contraire, par en altérer profondément la nature ; il lui substitue peu à peu une espèce d’angoisse analogue à ces fringales morbides particulières aux hystériques et qui se satisfont, le moment venu, des aliments les plus bizarres ou les plus répugnants

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L’imposteur totalitaire veut des masses serviles. Encore le mot servile ne convient-il ici qu’à demi, nous sommes trop tentés de lui donner le sens de lâche. Les masses totalitaires ne sont pas lâches, elles ne doivent pas l’être, puisque les imposteurs, tôt ou tard, y recruteront des soldats. Elles ne sont lâches qu’en esprit.

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Lorsque les imposteurs parlent de libérer la masse, ils mentent. Ce n’est pas assez d’écrire qu’ils l’asservissent, ils la prostituent. Ils la prostituent à leurs fanatiques, et à ces fanatiques eux-mêmes ils se sont bien gardés de donner une croyance, mais quelques idées simples, élémentaires, aussi violentes que des images sexuelles. Nous savons depuis longtemps, par les statistiques, qu’en Allemagne comme en Russie, la proportion des membres du Parti à la masse est d’environ cinq pour cent. Cinq mâles pour cent femelles, voilà le dernier mot des régimes totalitaires.

RÉVOLUTION ET LIBERTÉ

mot de révolution n’est pas encore pour nous, Français, un mot du vocabulaire technique, un mot de technicien. Nous croyons que la révolution est une rupture. La révolution est un absolu. Celle que nous attendons se fera contre le système tout entier, ou elle ne se fera pas. Je dis système pour ne pas dire civilisation, car il apparaît de plus en plus que le système tel qu’il se présente à nous (ou plutôt dans lequel nous sommes peu à peu absorbés) n’est pas une civilisation, mais une organisation totalitaire et concentrationnaire du monde, qui a pris la civilisation humaine comme de surprise, à la faveur de la plus grande crise que l’histoire ait jamais connue, et dont le double aspect matériel et spirituel peut se définir ainsi : la déspiritualisation de l’homme coïncidant avec l’envahissement de la civilisation par les machines, l’invasion des machines prenant à l’improviste une Europe déchristianisée, une Europe déspiritualisée, capable de sacrifier, presque sans lutte, à l’intelligence pratique et à sa brutale efficience, à l’intelligence pratique monstrueusement hypertrophiée, toutes les autres formes supérieures de l’activité de l’esprit. Je dis que cette organisation a été totalitaire et concentrationnaire dès le principe, même lorsqu’elle prenait le masque et le nom de la liberté, puisque le libéralisme asservissait l’homme à l’économie pour que l’État, – ou l’espèce de parasite auquel on ose encore donner ce nom – pût s’emparer tout ensemble, le moment venu, de l’homme et de l’économie, le capitalisme des trusts frayant la voie au trust des trusts, au trust suprême, au trust unique : à l’État technique divinisé, au Dieu d’un univers sans Dieu, comme je l’écrivais déjà en 1930 dans cette Grande Peur des bien-pensants, dont le dernier acte s’est joué à Vichy.

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Le libéralisme a ainsi frayé la voie au marxisme. Les grands techniciens libéraux, qui sacrifiaient si froidement des millions de vies humaines à la technique libérale, ne sacrifieraient pas moins froidement aujourd’hui d’autres millions de vies à une technique différente, mais au nom du même mythe. Oui, je crois fermement que les techniciens libéraux de 1830 seraient aujourd’hui des techniciens marxistes, et pour y réussir, ils n’auraient besoin que d’une modification de vocabulaire. Ils pourraient s’en tenir toujours à la même conception de l’homme : l’homme animal, en voie d’évolution progressive. Car je pose ainsi le problème, comme un romancier doit le poser : je me fiche des techniques, c’est l’homme que je vois. Je vois très bien, par exemple, le prolétaire de 1830 ; je ne le cherche pas dans les statistiques. On ne me fera pas croire que ce prolétaire a subi la dictature effroyable de la loi de l’offre et de la demande simplement par ignorance ou par lâcheté. L’homme de 1830 n’était pas plus lâche que le serf du xne siècle,

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Quand l’ouvrier de 1830 se résignait à crever de faim, c’est qu’on lui avait mis dans la tête qu’il crevait pour le progrès. Il a crevé pour le progrès mécanique, le paradis mécanique, et c’est au nom de ce paradis qu’il est maintenant prêt à crever les autres. Ce n’est peut-être pas du même instrument qu’on joue, mais c’est toujours la même chanson !

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 l’homme moyen est devant le technicien comme un chien dressé devant son dresseur. 

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debout ! Je ne prétends pas parler au nom des électeurs. Les électeurs sont dressés pour le cirque. Oh ! il y a plusieurs cirques ! Le plus grand cirque de France portait hier un nom, aujourd’hui il en porte un autre. Qu’importe ! Les électeurs sont dressés pour le cirque. Mais il y a tout de même un homme dans chaque électeur, vous ne croyez pas ? Eh bien, c’est au nom de cet homme que je parle

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Je connais les hommes mieux que les techniciens, pour la raison qu’un dresseur ne connaît que deux choses dans l’animal qu’il dresse : sa peur et sa faim. Je connais les hommes mieux qu’eux. Je les ai fait vivre dans mes livres, et si les techniciens, si sûrs d’eux-mêmes, essayaient d’en faire autant, ils n’aboutiraient pour la plupart qu’à des niaiseries.

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je m’adresse aux élites, mais c’est en qualité de modeste interprète de millions de braves gens que je connais bien, parce que je suis l’un d’eux. Je suis l’un d’eux, vous ne me ferez pas dire le contraire, je suis l’un de ces hommes moyens. Mais j’appartiens à une espèce chaque jour plus rare d’hommes moyens, je suis un homme moyen resté libre, je suis un homme moyen auquel la propagande n’a pas encore appris à sauter dans tous les cerceaux qu’on lui présente

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 Ils ne veulent que des vérités rassurantes. Mais la vérité ne rassure pas : elle engage.

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À l’heure où la civilisation des machines – qu’on peut bien sans offenser personne appeler « anglo-américaine », car si l’Amérique en a fourni l’expression la plus complète, elle est née en Angleterre avec les premières machines à tisser le coton – à l’heure où cette civilisation commençait la conquête du monde, la France lançait le dernier message que le monde ait reçu d’elle : cette Déclaration des Droits qui était un cri de foi dans l’homme, dans la fraternité de l’homme pour l’homme

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L’histoire dira un jour que la France a été conquise par la civilisation des machines – cette civilisation capitaliste prédestinée dès sa naissance à devenir la civilisation totalitaire – exactement comme un peuple est conquis par un autre peuple, et le monde, ou du moins une partie du monde a été aussi conquis par elle, pris de force

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. La conquête du monde par la monstrueuse alliance de la spéculation et de la machine apparaîtra un jour comme un événement comparable non pas seulement aux invasions de Gengis Khan ou de Tamerlan mais aux grandes invasions si mal connues de la préhistoire.

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elle ne se rattache directement à aucune autre. Ce serait la première civilisation matérialiste

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Elle est apparue dans un monde qui ne l’avait ni préparée, ni désirée, qui s’était même préparé pour une autre. Une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle !

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Rappelez-vous ce que le Moyen-Âge pensait de l’usure et de l’usurier… Dans l’ancienne monarchie, presque tous les grands argentiers, de Jacques Cœur à Fouquet, ont mal fini. Mais ces gens-là attendaient peut-être  leur heure. Enfin, attendue ou non, leur heure est venue. L’invention des machines leur a donné brusquement, d’un seul coup, l’instrument qui leur manquait. Les machines n’ont aucune responsabilité personnelle là-dedans bien sûr.

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Les machines ne se sont pas multipliées selon les besoins de l’homme, mais selon ceux de la spéculation, voilà le point capital.

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La science a fourni les machines, la spéculation les a prostituées et elle en demande toujours plus à la science pour les besoins d’une entreprise qu’elle veut étendre à toute la terre. Puis, l’État moderne a repris l’affaire à son compte

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 la spéculation universelle a vu aussitôt dans les machines l’instrument de sa puissance. Il n’y a pas eu cette lente évolution de l’ancienne civilisation vers une autre forme de civilisation, mais une espèce de coup de force. Les spéculateurs se sont trouvés dans la situation d’un homme armé face à une troupe désarmée. Je répète que la civilisation des machines, à ses débuts, ferait plutôt penser à une sorte de gang. Elle s’est organisée pour mettre le monde en coupe réglée, puis elle l’a organisé lui-même peu à peu, à son image. Elle continue à le conquérir. Car on oublie trop qu’elle ne l’a pas encore conquis tout entier.

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des continents entiers ne s’ouvrent pas si volontairement qu’on croit à la civilisation des machines. Ils sont conquis ou ils vont être conquis par elle, au sens exact du mot. On leur imposera des machines, fût-ce par la force, fût-ce par la guerre, comme les Anglais imposèrent jadis aux Chinois l’usage de l’opium afin de continuer à écouler sur le marché chinois l’opium des Indes

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Dès le début du xixe siècle, le gang européen des machines s’est efforcé de contraindre le Japon à lui ouvrir ses portes. Il a résisté quarante ans, puis s’est seulement entrouvert, mais il était déjà trop tard : la civilisation des machines avait mis le pied entre le battant et le chambranle. La contagion du machinisme l’a envahi. La propagande et l’exemple y ont créé de nouveaux besoins. La frénésie de la spéculation s’est emparée de ce peuple

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En face de cette civilisation de la matière, de cette organisation totalitaire et concentrationnaire qui absorbe les démocraties elles-mêmes

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les démocraties glissent à la dictature, vous le savez, elles sont déjà des dictatures économiques. Les démocraties ont gagné la guerre et perdu la paix par les propres méthodes de la dictature. Les imbéciles disent qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. Je répondrai que leur rôle de démocraties n’était pas de faire la guerre, mais de la prévenir à temps. Or, elles ont toléré ou même favorisé les dictatures aussi longtemps qu’elles ont cru pouvoir s’en servir, après quoi elles ont été à Munich, en chemise et la corde au cou

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 La valeur d’une civilisation se mesure à la sécurité qu’elle donne aux hommes, et jamais les hommes, depuis que les civilisations existent, n’en ont été réduits à la misérable condition d’occupants provisoires d’une planète qui sera peut-être demain à la merci du premier technicien venu

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la barbarie est tout autre chose que l’ignorance. Il ne faut pas confondre le barbare et le sauvage. Le barbare n’est barbare que parce qu’il ignore ou refuse les hautes disciplines spirituelles qui font l’homme digne du nom d’homme. On peut très bien, on peut parfaitement imaginer une humanité retournant à la barbarie – c’est-à-dire au seul culte de la force – sans rien perdre des acquisitions de sa technique.

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jeunes gens qui m’écoutez ! les imposteurs vous invitent à me traiter de Cassandre, et ils vous font parfois comme un point d’honneur d’accepter joyeusement, virilement, ce monde moderne, comme s’il était à vous, votre œuvre, comme si vous ne le receviez pas de nos mains. Il est peut-être votre monde, en effet, il peut vous appartenir comme un tombeau. Vous aurez droit, s’il dure, si rien ne l’arrête dans son évolution implacable, à une place dans ses charniers. Des chrétiens sans cervelles, de pauvres prêtres sans conscience, épouvantés à l’idée qu’on va les traiter de réactionnaires, vous invitent à christianiser un monde qui s’organise délibérément, ouvertement, avec toutes ses ressources, pour se passer du Christ, pour instaurer une justice sans Christ, une justice sans amour, la même au nom de laquelle l’Amour fut fouetté de verges et mis en croix.

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autre droit divin, celui du prolétariat. « Vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits », voilà ce que l’Écriture nous enseigne. Nous reconnaissons une certaine justice à ses fruits, même lorsqu’elle se pare du nom de « sociale »

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Au nom de la « justice sociale », comme hier au nom de « l’ordre social », on tue, on déporte, on torture des millions d’hommes, on asservit des peuples entiers, on les déplace d’un lieu à un autre comme des troupeaux. On tue, et surtout l’on ment. On ment avec une telle impudence qu’il ne s’agit même plus d’abuser l’opinion, car l’opinion n’est même plus abusée par ces mensonges ; elle est seulement dégoûtée de la vérité, elle ne souhaite même plus la connaître.

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. Il serait fou de penser que la justice, même débaptisée, déchristianisée, vidée de tout son contenu spirituel, est tout de même quelque chose qui ressemble à la justice et qui peut encore servir… C’est comme si vous me disiez qu’un chien devenu enragé reste tout de même un compagnon qu’on peut garder près de soi

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Avant d’obtenir des hommes d’aujourd’hui qu’ils travaillent courageusement à refaire une civilisation humaine, il faudrait les aider à surmonter le complexe d’infériorité qui les frappe d’une sorte d’inhibition du jugement et de la volonté en face de celle-ci. Sa puissance matérielle a sidéré vos imaginations dès l’enfance. Sa propagande colossale vous entretient d’elle jour et nuit. Vous en serez bientôt à ne plus pouvoir en concevoir une autre

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Ce n’est plus vous qui faites cette civilisation, qui l’entretenez, c’est elle qui vous forme, qui fait de vous peu à peu sa chose. Elle viole sans cesse vos cerveaux. Je vous demande, je vous supplie de faire en m’entendant l’effort nécessaire, l’effort douloureux, de vous représenter ce monde sans elle

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Vous pensez qu’on ne revient pas en arrière. N’est-ce pas que j’ai deviné ? Car cette civilisation a sa philosophie, et le premier axiome de cette philosophie est de nier la liberté de l’homme, d’affirmer son asservissement à l’histoire, elle-même asservie à l’économique.

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Vous concevez naturellement la société humaine comme une locomotive lancée sur des rails, alors que vous feriez mieux de la comparer à une œuvre d’art que l’imagination de l’artiste au travail recompose sans cesse

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Vous pensez aussi : « l’humanité ne peut oublier ce qu’elle a une fois appris, ce que la science a une fois acquis reste acquis ». Et vous faites tout de suite, pour en rire, l’hypothèse d’une destruction générale des machines. Vous simplifiez ainsi le problème jusqu’à l’absurde, pour n’avoir pas à le résoudre. Remarquez que votre hypothèse est logiquement, mais non pas historiquement absurde. On conçoit très bien au contraire, après une expérience malheureuse qui aurait décimé l’humanité, une telle Saint-Barthélemy de mécaniques et même de techniciens par des masses égarées par la colère et le désespoir. C’est tout de même bien un signe de la dégradation profonde de l’homme moderne que ce scandale à l’idée de l’anéantissement de ses précieuses machines, de ses machines adorées, quand il considère avec tant de froideur le massacre de millions d’hommes par ces mêmes machines…

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Je dis que vous posez le problème de travers, parce que le mal n’est pas dans les machines, il est ou sera dans l’homme que la civilisation des machines est en train de former. La machine déspiritualise l’homme, en même temps qu’elle accroît monstrueusement son pouvoir. Il y a là une contradiction qui fait frémir

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La civilisation des machines nous promettait toujours plus de machines, et voilà qu’apparaît tout à coup la machine des machines, la reine des machines, la machine qui recèlera bientôt dans ses flancs d’acier plus d’énergie qu’il n’en a fallu pour faire tourner toutes les machines depuis l’invention des machines. Bref, la machine à détruire en un clin d’œil toutes les machines…

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Accepter ce monde, c’est accepter d’être l’objet passif d’une expérience terrible, irréversible et je vous ai déjà assez dit ce qu’était cette expérience, dont rien, absolument rien, ne saurait faire prévoir la réussite, car elle n’a jusqu’ici abouti qu’à des catastrophes chaque fois plus terribles. 

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Quelques-uns d’entre vous se disent certainement encore que la machine les libère. Elle les libère provisoirement, d’une manière, d’une seule, mais qui frappe leur imagination : elle les libère, en quelque mesure, du temps ; elle leur fait « gagner du temps ». C’est tout. Gagner du temps n’est pas toujours un avantage. Lorsqu’on va vers l’échafaud, par exemple, il est préférable d’y aller à pied.

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La possession individuelle de certaines machines dont l’usage n’appartient qu’à vous, ne sert qu’à vous, peut encore vous faire illusion, mais ces machines dépendent déjà, dépendront sûrement de plus en plus de la machinerie totalitaire et concentrationnaire, aux mains des techniciens d’État. Vous pouvez posséder chez vous mille appareils électriques d’éclairage plus ingénieux les uns que les autres, et plus coûteux aussi. Si la machinerie vous refuse le courant, vous êtes dans la nuit, et si la machinerie a même interdit la vente des chandelles, parce qu’elle a besoin de tout le suif pour son propre usage, vous n’avez qu’à vous coucher sans lumière. Elle pourra aussi bien vous refuser demain la chaleur que la lumière.

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Vous pensez que ceux qui contrôleront ces colossales ressources d’énergie n’en abuseront jamais contre personne ?

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il se passera bientôt facilement de notre acceptation, mais il craint encore notre refus. Il ne nous demande pas de l’aimer, il ne demande pas l’amour, il ne veut qu’être subi. Prétendant s’asservir les forces de la nature, il attend que nous nous soumettions à lui, à son déterminisme technique, comme nous nous soumettons à la nature elle-même, au déterminisme des choses, au froid, au chaud, à la pluie, aux séismes et aux ouragans. Il a peur de notre jugement, de notre raison. Il ne veut pas être discuté. Il prétend savoir mieux que nous ce que nous sommes, il nous impose sa conception de l’homme. Il nous invite à produire, produire aveuglément, produire coûte que coûte, alors qu’il vient de démontrer d’une manière effrayante sa capacité pour détruire. Il nous enjoint, il nous commande, il nous presse de produire, pour ne pas nous laisser le temps de réfléchir. Il veut que nous baissions le regard sur notre travail pour que nous ne le levions pas sur lui. Car, comme tous les monstres, il a peur de la fixité du regard humain. Le colosse n’est pas si fort qu’il paraît. L’expérience vient de nous démontrer, nous démontrera bientôt encore davantage que cette barbarie technique a de plus en plus tendance à retourner contre elle-même les énormes moyens de destruction dont elle dispose. Il est impossible de ne pas voir dans les dernières catastrophes les symptômes d’une espèce de folie suicidaire. Sans doute nous pourrions attendre que dans une crise suraiguë de la névrose qui le ronge, le monstre se fasse sauter la cervelle avec un revolver à sa mesure et à sa taille, un revolver chargé d’une bombe atomique, bien entendu… Mais dans ce cas, hélas, nous ne lui survivrions pas. Cette civilisation a son point faible : c’est l’État. Une telle civilisation, en effet, ne saurait supporter l’existence d’États dignes de ce nom, au sens qu’on donnait jadis à ce mot. L’État moderne tend à devenir un trust, il est un trust, et ce trust a la moralité des trusts, c’est-à-dire que tous les moyens lui sont bons pour accroître son pouvoir et remplir ses caisses. Il est néanmoins à la fois très puissant et très fragile, en raison de son extraordinaire, de sa monstrueuse, de sa grandissante complexité. L’État moderne est une dictature administrative toujours encline à se transformer en dictature policière. La résistance des citoyens à l’État prend ainsi peu à peu, dans certains pays du moins, le caractère d’une action libératrice. En France, le marché noir, sous un de ses aspects, lorsqu’on l’observe seulement dans la personne de ses principaux bénéficiaires, peut bien rappeler l’Amérique de la prohibition. Mais il y a un autre marché noir : celui de millions de citoyens qui n’y ont d’abord cherché que de petits avantages et de petits profits, mais qui finissent par prendre goût à cette lutte quotidienne contre la tyrannie de l’État omnipotent, à ce sabotage, à ce grignotage d’une autorité tracassière sans doctrine ni responsabilité. C’est ainsi qu’ont toujours commencé les révolutions. Car cette révolution se prépare. L’esprit révolutionnaire a cessé d’animer les partis qui se recommandent de lui. Mais le temps nous presse.

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l’homme d’Europe n’est pas l’homme matérialiste, c’est un homme déspiritualisé, un chrétien désaffecté. Ses crimes sont précisément ceux d’une spiritualité pervertie. Les dictatures de droite ou de gauche exploitent cette spiritualité, ou du moins remplissent le vide qu’elle a laissé dans les consciences. Pensez-vous que le reste de l’univers se résignera – s’il peut du moins l’éviter – à la dictature d’un halluciné capable de détruire en quelques années le travail de plusieurs siècles ? Car l’homme qui vient de terroriser la terre est un halluciné.

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L’homme moderne est un angoissé. L’angoisse s’est substituée à la foi. Tous ces gens-là se disent réalistes, pratiques, matérialistes, enragés à conquérir les biens de ce monde. Nous sommes très loin de soupçonner la nature du mal qui les ronge, car nous n’observons que leur activité délirante, sans penser qu’elle est précisément la forme dégradée, avilie, de leur angoisse métaphysique. Ils ont l’air de courir après la fortune, mais ce n’est pas après la fortune qu’ils courent : c’est eux-mêmes qu’ils fuient

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Il ne s’agit pas d’ailleurs ici que des machines utilitaires. Celles que l’homme des machines a le plus aimées, pour lesquelles il ne cesse d’épuiser toutes les ressources de son génie inventif, et dont le perfectionnement absorbe sans doute les quatre cinquièmes de l’effort industriel humain, sont précisément celles qui correspondent, s’ajustent pour ainsi dire exactement aux réflexes naturels de défense d’un angoissé : le mouvement qui grise, la lumière qui réconforte, les voix qui rassurent.

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Jeunes gens, on vous dit que les nations retrouveront la prospérité en se remettant à construire des machines, et vous refaites le rêve imbécile de vos pères de 1900, lorsqu’ils s’imaginaient la paix universelle assurée par la concurrence pacifique du commerce et de l’industrie. Ah ! jeunes gens, ne soyez pas si naïfs ! votre nation, ainsi que la plupart des autres, construira des machines aussi longtemps que n’aura pas atteint son plein développement le gigantesque monstre économique dont la force croît et s’organise tous les jours à l’est et à l’ouest de l’Europe en ruines. Le jour où ce développement sera atteint – c’est moi qui vous le dis –, votre rêve d’un monde refait sur le modèle de celui qui vient de s’écrouler n’aura absolument plus de sens. On n’aura plus besoin de nous pour fabriquer des machines et on nous en refusera le droit. Il ne nous restera que celui d’en acheter à ceux qui auront conquis le monopole de la production et s’en seront assuré les marchés. Toute la puissance technique de l’univers est destinée à passer ainsi, tôt ou tard, entre les mains de l’organisation économique la plus puissante et la mieux outillée. La civilisation totalitaire et concentrationnaire se sera refermée sur vous.

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Il faut se hâter de sauver l’homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l’être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous.

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Jeunes gens, qui m’écoutez, vous vous croyez libres vis-à-vis d’elle. Ce n’est pas vrai. Vous vivez comme moi dans son air, vous la respirez, elle entre en vous par tous les pores. On vous dit : « La liberté ne peut pas mourir. » Elle peut mourir dans le cœur des hommes. Souvenez-vous ! Des milliers et des milliers, des millions de garçons qui vous ressemblaient, ont tout à coup perdu le goût de la liberté, comme on perd le sommeil ou l’appétit. Mais qui a perdu le sommeil ou l’appétit souhaite retrouver l’un ou l’autre. Eux n’avaient pas perdu la liberté, ils l’avaient donnée, ils l’avaient rendue, ils étaient fiers de l’avoir donnée, ils se vantaient, par une extraordinaire, une prodigieuse contradiction dans les termes, de s’être libérés d’elle…

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L’Allemagne a été corrompue par la civilisation que je dénonce et aucun de nous ne peut être assuré de n’en pas être corrompu à son tour. Il ne s’agit pas seulement de maudire ces égarés, dont les cadavres débordent maintenant de tous les charniers de la guerre, de cette guerre qu’ils avaient désirée. Il s’agit de former des hommes capables de donner pour la liberté

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lui donner toute la force de leurs bras, tout l’enthousiasme de leurs cœurs, une implacable lucidité, une volonté inflexible. Il s’agit de commencer dès demain, dès aujourd’hui, cette révolution de la liberté qui sera aussi, qui sera essentiellement une explosion des forces spirituelles dans le monde, analogue à celle d’il y a deux mille ans, la même. Dieu veuille que le mot d’ordre en parte de mon pays aujourd’hui humilié ! Dieu veuille que vienne de lui ce message que le monde attend, et qui donnera partout le signal de l’insurrection de l’Esprit !  

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